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15 centimes le Numéro
4 Mai 1859
No 19

LE CAUCASE
JOURNAL DE VOYAGES ET ROMANS
PARAISSANT TOUS LES JOURS

Nous commençons notre publication par le voyage d’ALEXANDRE DUMAS au Caucase.
Cette première publication de notre Journal, entièrement inédite, sera complète en trente numéros pour lesquels on s’abonne chez Jaccottet, rue Lepelletier, 31, et pour la vente, chez Delavier, rue Notre-Dame-des-Victoires, 11.

— Vulgaire, oui, si toutefois certaines qualités sublimes ne rachètent pas la vulgarité.

— Diable ! cher ami, vous me faites venir l’eau à la bouche ; voyons, vite l’histoire de l’enfant.

— Eh bien, voici l’histoire : elle est courte et a besoin d’être racontée avec la plus grande simplicité. Sa mère, enceinte d’elle, et sa grand’mère, âgée de soixante-dix ans, avaient été prises par les Lesguiens. Grâce aux efforts de toute la famille, on parvint à réunir la somme demandée par Chamyll pour la rançon. Les deux femmes partirent, la mère allaitant une enfant âgée de quatre mois, dont elle était accouchée pendant sa captivité. Au moment de quitter le pays ennemi, la grand’mère mourut, et en mourant supplia sa fille, dans une prière suprême, de ne pas laisser son corps abandonné sur une terre infidèle. Sa fille croyait que c’était chose toute simple, et qu’ayant racheté sa mère vivante, elle avait droit à emporter sa mère morte. Les ravisseurs en jugèrent autrement, et estimèrent le cadavre de la vieille femme six cents roubles.

La fille eut beau prier, supplier, elle n’obtint rien.

Alors elle demanda à emporter le corps de sa mère, jurant, sur ce qu’elle avait de plus sacré, d’envoyer la rançon demandée ou de venir se remettre comme esclave aux mains des montagnards. Ceux-ci refusèrent, déclarant qu’ils ne consentiraient à lâcher le corps de la vieille femme qu’à une seule condition, c’est que la mère leur laisserait son enfant.

La piété filiale l’emporta sur l’amour maternel ; la mère laissa son enfant avec des cris, des sanglots, des larmes, des angoisses, mais enfin elle la laissa.

Puis elle revint à Tiflis, fit enterrer sa mère en terre sainte, comme la bonne femme l’avait désiré, et comme la famille s’était épuisée à la racheter, toute vêtue de deuil, elle se mit à quêter de maison en maison pour réunir les six cents roubles