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le caucase

qu’exigeaient d’elle les Lesguiens pour lui rendre son enfant.

Ces six cents roubles furent faits en huit jours.

Ces six cents roubles réunis, elle ne voulut pas attendre une heure ; elle partit à pied et arriva jusqu’au village où elle avait laissé son enfant. Mais là, le cœur brisé de douleur, le corps brisé de fatigue, elle tomba pour ne plus se relever.

Trois jours après son arrivée, la martyre était morte.

Fidèles à leur promesse, cette fois les Lesguiens prirent les six cents roubles et rendirent la mère et l’enfant au chef des postes russes, la mère pour être enterrée, l’enfant pour être remise à l’exarque.

C’est cette petite orpheline que vous avez vue, et que la princesse Orbéliani a adoptée.

Vous voyez que j’avais raison de vous dire tout bas : — Regardez bien cette petite fille.

CHAPITRE XXXVIII.

Une lettre.

À trois heures précises nous entrions chez le prince Bariatinsky.

Quoique le prince Bariatinsky porte un des plus grands noms de la Russie, — il descend de saint Michel de Tchernigow, issu de Rurick au douzième degré, et de saint Vladimir au huitième, — le prince Bariatinsky doit tout à lui-même.

Sous l’empereur Nicolas il fut longtemps en disgrâce, malgré l’amitié et peut-être à cause de l’amitié que lui portait le prince héritier. Il vint au Caucase, dont il était destiné à être un jour le roi, — le lieutenant de l’empereur à Tiflis est le roi du Caucase, — il vint au Caucase comme lieutenant, commanda cent Cosaques de la ligne, puis le bataillon, puis le régiment de Kabardinsky. Ce fut pendant qu’il était colonel de ce régiment qu’il créa ces fameux chasseurs de Kabarda, avec lesquels, à Kasafiourte, nous fîmes l’expédition nocturne que nous avons racontée, devint chef de l’état-major de Mouravieff, puis général en chef à son tour, donna sa démission, retourna à Pétersbourg. et enfin, à l’avénement du nouvel empereur, revint à Tiflis comme gouverneur du Caucase.

C’est un homme de quarante à quarante-deux ans, d’une charmante figure, ayant une voix très-douce, avec laquelle il raconte très-spirituellement, soit ses propres souvenirs, soit des anecdotes étrangères ; affable et gracieux, quoique très-grand seigneur, je devrais dire parce qu’il est très-grand seigneur.

Cette douceur n’exclut pas une prodigieuse énergie, comme on va le voir, lorsque l’occasion s’en présente.

Lorsqu’il était colonel, le prince Bariatinski dirigea une expédition sur un aoul, — d’habitude ces expéditions se font l’été.

Le prince fit la sienne l’hiver, par quinze degrés de froid : il avait ses raisons pour cela.

L’été, les montagnards se retirent dans la forêt et attendent tranquillement que les Russes évacuent leur village, ce que les Russes finissent toujours par faire ; puis, le village évacué, ils en reviennent prendre possession, quitte à le rebâtir si les Russes l’ont brûlé ou démoli.

Mais l’hiver, par quinze degrés de froid, il n’en fut pas ainsi. Au bout de huit jours de bivac dans la forêt, les montagnards se lassèrent et proposèrent de faire leur soumission.

Le prince Bariatinski accepta la soumission. Les montagnards rendirent leurs fusils, leurs poignards et leurs schaskas, dont on fit un énorme tas sur la place de l’aoul.

Puis on les amena sur cette place et on leur fit prêter serment de fidélité à l’empereur de Russie.

Le serment prêté, le prince leur fit rendre leurs armes.

Les armes rendues :

— Ce n’est pas tout, leur dit-il, voilà huit jours que, par votre faute, ni mes hommes ni moi ne dormons ; je vais dormir, et comme mes hommes sont fatigués, c’est vous qui veillerez sur moi.

Et le prince Bariatinski renvoie les sentinelles russes, fait poser à sa porte et dans son intérieur des sentinelles tchetchènes, et dort ou fait semblant de dormir pendant six heures, sous la sauvegarde de ses ennemis.

Pas un n’eut même l’idée de trahir le serment qu’il venait de faire.

Le prince nous reçut dans un charmant petit salon persan, arrangé avec un goût infini par le comte Salahoub, un des auteurs les plus distingués de la Russie, garni d’armes mitrailleuses, de vases d’argent de la plus belle forme et du plus grand prix, d’instruments de musique géorgiens adorables d’incrustation, et tout resplendissant de coussins et de tapis brodés par les dames géorgiennes, ces belles paresseuses qui ne prennent l’aiguille que pour consteller d’or et d’argent les selles des chevaux et les fourreaux à pistolets de leurs maris.

Le prince m’attendait depuis longtemps. J’ai dit que des ordres avaient été donnés par lui tout le long de la route pour que je fusse reçu en prince, ou en artiste, comme on voudra.

Mon arrivée lui avait été annoncée par la comtesse Rostopchine, dont il me remit une lettre, ou plutôt tout un paquet.

Le prince nous garda une heure et nous invita à dîner pour le même jour.

Il était quatre heures ; on dînait à six. Je n’avais que le temps de rentrer chez moi et de voir ce que me disait la pauvre comtesse.

J’avais été en correspondance artistique avec elle avant de la connaître à Moscou. Lorsqu’elle sut que j’étais arrivé, elle vint exprès de sa campagne et me fit dire qu’elle m’attendait.

J’accourus chez elle et la trouvai très-souffrante, très-frappée, surtout, que la maladie dont elle souffrait était mortelle.

J’avoue que ce fut aussi l’effet qu’elle me fit ; son visage, toujours si charmant, avait déjà reçu ce premier coup de griffe dont la mort marque longtemps à l’avance ses victimes, victimes dont elle semble d’autant plus avide que leur vie est plus précieuse. J’étais venu avec un album et un crayon chez elle, pour prendre des notes politiques et littéraires ; politiques sur son beau-père, le célèbre comte Rostopchine, qui s’est débattu toute sa vie sous l’accusation d’avoir brûlé Moscou, accusation qu’il repoussa sans cesse, et qui sans cesse, comme le rocher de Sisyphe, retomba sur lui ; mais au