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le caucase

lieu de prendre des notes, je causais ; la conversation de l’adorable malade était entraînante ; elle me promit de m’envoyer tout ce qu’elle croyait digne de ma curiosité ; et comme je me retirais au bout de deux heures, la sentant fatiguée de cette longue conversation, elle prit mon album, et sur la première page écrivit cette ligne :

« Ne jamais oublier les amis de Russie, et entre autres,

 » Eudoxie Rostopchine.



» Moscou, 14/26 août 1858. »

Et en effet, elle m’avait envoyé, quelques jours après, ses notes de la campagne où elle était retournée le lendemain du jour où je l’avais vue.

Ces notes étaient accompagnées de cette lettre que je cite tout entière, pour donner une idée de l’esprit de cette bonne, spirituelle et poétique amie d’un jour, dont je garderai le souvenir toute ma vie, et qui écrivait en français, soit en vers, soit en prose, comme nos plus charmants génies féminins.

« Woronowo, lundi 18/30 août 1858.

» Douschinka Dumas ! » (Ce que signifie ce petit mot patois, je ne le vous dirai certes pas, ne fût-ce que pour vous obliger à le chercher.)

Je répète donc ma parenthèse, — coupant en deux le sens de ma phrase :

« Douschinka Dumas ! vous voyez que je suis femme de parole, en même temps que de plume, car voilà déjà ma nouvelle et la justification de mon beau-père à l’endroit de l’incendie de Moscou, dont la flamme l’a si fort brûlé dans ce monde, que j’espère qu’elle lui aura valu d’échapper à celle de l’enfer.

» Le reste viendra en temps et lieu.

» À mon retour ici, j’ai été reçue un peu comme Caïn après l’accident d’Abel. La famille m’a couru sus, en me demandant où vous étiez, ce que j’avais fait de vous et pourquoi je ne vous avais pas ramené. Tellement on était sûr que cet enlèvement désiré avait dû être comploté et mené à bien par moi. Mari et fille sont inconsolables de ne pas vous voir ; on ne m’avait laissé partir, je vous l’avoue maintenant, tant était déplorable l’état de ma santé, qu’à la condition que je vous ramènerais. On m’a demandé tous les détails possibles sur votre chère personne ; on veut savoir si vous ressemblez à vos portraits, à vos livres, à l’idée que l’on s’est faite de vous ; enfin la famille est toute comme moi, fort préoccupée de notre illustre et cher voyageur, que nous remercions d’avance d’être si fort de nos amis. Je suis très-brisée de ma route, et la fièvre va son train, ce qui ne m’empêche pas de serrer de toutes mes petites forces cette vigoureuse main qui, en s’ouvrant, a fait de si bonnes actions, et qui, en se refermant, a écrit de si belles choses, et de rendre au confrère et même au frère le baiser qu’il m’a mis sur le front.

» Absolument au revoir, car si ce n’est pas en ce monde, ce sera dans l’autre.

» Votre amie depuis trente ans,

 » Eudoxie Rostopchine. »

Cette lettre qu’elle me promettait, cette note qu’elle devait m’envoyer en temps et lieu, c’était le prince Bariatinski, c’est-à-dire un vice-roi, qui, se faisant l’intermédiaire entre deux artistes, me les avait remises avec une charmante simplicité.

Voici la seconde lettre ; elle est plus mélancolique encore que la première.

Entre les deux dates du 18/30 août et du 27/10 septembre, la pauvre comtesse avait fait quelques pas de plus vers la tombe.

« Woronowo, 27/10 septembre 1868.

» Voici, cher Dumas, les notes promises : dans un tout autre temps, c’eût été pour moi un plaisir de les rédiger pour vous et de remettre à un nouvel ami mes souvenirs sur deux anciens ; mais en ce moment, il faut que ce soit vous, et que ce soit moi, pour que je sois parvenue à finir ce barbouillage. Figurez-vous que je suis plus malade que jamais, d’une faiblesse à ne presque plus quitter le lit, et d’une bêtise qui me laisse à peine la connaissance de moi-même. Pourtant ne doutez pas de la véracité du moindre des détails que je vous donne ; ils ont été dictés par la mémoire du cœur, et celle-là, croyez-moi, survit à celle de l’intelligence. La main qui vous remettra cette lettre vous sera une preuve que je vous ai recommandé.

» Adieu ! ne m’oubliez pas.

» Eudoxie.

» Je relis ma lettre et la trouve stupide. Peut-on vous écrire si platement ! Mais j’aurai probablement une excellente excuse à vos yeux.

» C’est que je serai morte ou bien près de mourir quand vous la recevrez. »

J’avoue que cette lettre me serra douloureusement le cœur. J’avais dit en rentrant aux bons amis chez lesquels je logeais à Pétroski Parc :

Pauvre comtesse Rostopchine ! dans deux mois elle sera morte.

Prophète de malheur ! ma prédiction s’était-elle si ponctuellement accomplie !

Je poussai un gros et triste soupir à l’adresse de la pauvre comtesse, et je jetai les yeux sur les notes qu’elle m’envoyait.

Ces notes concernaient spécialement Lermantoff, le premier poëte de la Russie, après Pouschkine, quelques-uns disent même avant.

Comme Lermantoff est surtout le poëte du Caucase, qu’il y a été exilé, qu’il y a écrit, qu’il y a combattu, qu’il y a été tué enfin, nous allons saisir cette occasion, où, pour la seconde ou troisième fois, son nom passe sous notre plume, de vous dire quelques mots d’un homme de génie que le premier j’ai fait connaître en France en publiant dans le Mousquetaire une traduction de son meilleur roman : Petchorin, où un Héros de notre temps.

Je donne textuellement la notice envoyée à Tiflis par la comtesse Rostopchine ; seulement les vers que je citerai seront traduits par moi.

LERMANTOFF, MICHEL YOURIEWITCH.

« Lermantoff naquit en 1814 ou 1815, d’une famille riche et honorable. Ayant perdu père et mère en bas âge, il fut élevé par sa grand’mère maternelle, madame Arsénieff, femme d’es-