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prit et de mérite qui lui avait voué un amour aveugle, un véritable amour d’aïeule. Rien ne fut épargné pour son éducation. À quatorze ou quinze ans il faisait déjà des vers, mais qui étaient loin d’annoncer son brillant et robuste talent. Mûri de bonne heure, comme toute la génération de ses contemporains, il avait rêvé la vie avant de la connaître, et la théorie lui en gâta la pratique. Il n’eut ni les grâces ni les bonheurs de l’adolescence ; une chose influa dès lors sur son caractère et continua d’exercer une triste et énorme influence sur tout son avenir. Il était très-laid, et cette laideur qui plus tard céda au pouvoir de la physionomie, et disparut presque quand le génie eut transformé ses traits vulgaires, cette laideur était frappante dans sa grande jeunesse.

» Elle décida de la tournure d’esprit, des goûts, des allures du jeune homme à la tête ardente et aux ambitions démesurées. Ne pouvant plaire, il voulut séduire ou effrayer, et se drapa dans le byronisme alors à la mode. Don Juan fut son héros, plus que cela, son modèle ; il visa au mystérieux, au sombre, à l’ironie. Ce jeu d’enfant laissa des traces ineffaçables dans cette imagination mobile et impressionnable ; à force de se poser en Lara et en Manfred, il s’habitua à le devenir. Je l’ai vu deux fois à cette époque à des bals d’enfants où je sautais, moi, en vraie petite fille que j’étais, tandis que lui, de mon âge ou même un peu plus jeune que moi, s’occupait de tourner la tête à une cousine à moi, très-coquette, et avec laquelle il était, comme on dit, à deux de jeu. Je me rappelle encore l’étrange effet que produisit sur moi ce pauvre enfant grimé en vieux et devançant l’âge des passions par leur laborieuse imitation. J’étais la confidente de cette cousine. Elle me montrait les vers que Lermantoff écrivait sur son album. Je les trouvais mauvais, mais surtout parce qu’ils n’étaient pas vrais. J’étais alors toute en enthousiasme pour Schiller, Joukowsky, Byron, Pouschkine. J’essayais moi-même de la poésie. J’avais fait une ode à Charlotte Corday que j’eus le bon esprit de brûler plus tard. Enfin, je ne demandai même pas à faire la connaissance de Lermantoff, tant il me paraissait peu sympathique.

» Il était alors dans la pension des nobles attachés comme école préparatoire à l’université de Moscou. Plus tard, il entra à l’école militaire des porte-enseigne de la garde. Là sa vie et ses goûts prirent un autre aspect. Caustique, railleur, adroit, les niches, les farces, les plaisanteries de toute espèce furent son occupation la plus assidue. Avec cela, pétri de l’esprit le plus brillant en conversation, riche, indépendant, il devint l’âme de cette réunion de jeunes gens de bonne famille. Il fut le boute-en-train des plaisirs, des causeries, des parties folles, de tout ce qui fait enfin la vie à cet âge.

» Au sortir de l’école, il passa au régiment des chasseurs de la garde, un des plus brillants et des mieux composés ; et là encore la vivacité, l’esprit, l’ardeur du plaisir mirent Lermantoff à la tête de ses camarades. Il leur improvisait des poëmes entiers sur les sujets les plus ordinaires de leur existence de camp ou de caserne. Ces pièces, que je n’ai pas lues et qui ne sont pas faites pour les femmes, brillent, dit-on, de toute la verve et de toute la fougue étincelante de l’auteur. Donnant des sobriquets à tout le monde, il était juste qu’il attrapât le sien : un type vulgaire avec lequel il avait beaucoup de ressemblance nous était venu de Paris, d’où tout nous vient, c’était le bossu Mayeux. On appela Lermantoff Mayeux, à cause de sa petite taille et de sa grosse tête qui lui donnaient certain air de famille avec le célèbre gobbo. La joyeuse vie de garçon, qu’il menait à grandes guides, ne l’empêchait pas d’aller dans quelque société, où il s’amusait à tourner les têtes, pour les laisser se morfondre ensuite dans l’abandon, à troubler des mariages en herbe en se jetant au travers avec une passion feinte pendant quelques jours. Enfin, il semblait chercher à se prouver à lui-même que les femmes pouvaient l’aimer malgré sa petite taille et sa laideur. J’ai eu l’occasion de recevoir les confidences de plusieurs de ses victimes, et je ne pouvais m’empêcher de rire, même en face, des larmes de mes amies, de la tournure originale et des dénoûments comiques qu’il donnait à ses expériences donjuanesques et scélérates. Une fois, je me rappelle, il s’amusa à supplanter un riche promis, et quand celui-ci fut parti, quand on crut Lermantoff prêt à prendre sa place, les parents de la promise reçurent tout à coup une lettre anonyme qui les adjurait de mettre Lermantoff à la porte, et qui racontait de lui un millier d’horreurs.

» Cette lettre, c’était lui-même qui l’avait écrite, et il ne remit plus les pieds dans la maison où il l’avait expédiée.

» La mort de Pouschkine arriva sur ces entrefaites. Lermantoff, indigné comme toute la jeunesse russe contre cette partie mauvaise de la société qui avait excité l’un contre l’autre les deux adversaires, Lermantoff, dis-je, fit une pièce de vers médiocre, mais brûlante, où il s’adressait à l’empereur lui-même en lui demandant vengeance. Dans la surexcitation générale des esprits, cet acte si naturel dans un jeune homme reçut une autre interprétation. Le nouveau poëte qui prenait fait et cause pour le poëte défunt fut mis aux arrêts, passa au corps de garde, et finalement fut envoyé dans un régiment du Caucase. Cette catastrophe si déplorée par les amis de Lermantoff tourna grandement à son avantage. Arraché aux futilités de la vie de Pétersbourg, mis en présence d’un devoir sévère, d’un danger permanent, transporté sur le théâtre d’une guerre incessante, dans un pays nouveau, beau jusqu’à la magnificence, forcé enfin de se replier sur lui-même, le poëte grandit tout à coup et se développa avec énergie. Jusqu’alors ses essais, quoique nombreux, n’avaient été que des tâtonnements ; dès ce moment il travailla, et par inspiration et par amour-propre, afin de pouvoir montrer quelque chose de lui au monde qui ne le connaissait que par son exil, et qui n’avait encore rien lu de lui. C’est ici qu’il faut placer le parallèle entre Pouschkine et Lermantoff pris spécialement dans ce sens de poëte et d’auteur.

» Pouschkine est tout élan, tout premier jet ; la pensée sort, ou plutôt jaillit de son âme et de son cerveau armée de pied en cap. Alors il la remanie, il la corrige, il la polit, mais elle reste toujours bien entière et bien définie.

» Lermantoff cherche, compose, arrange ; la raison, le goût, l’art, lui indiquent le moyen d’arrondir sa phrase, de perfectionner son vers ; mais sa première pensée est toujours informe, incomplète et tourmentée ; même aujourd’hui, dans l’édition complète de ses œuvres, on retrouve le même vers, la même idée, le même quatrain intercalé dans deux pièces tout à fait différentes.

» Pouschkine se rendait compte tout de suite de la