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le caucase

marche et de l’ensemble de la plus petite de ses pièces détachées.

» Lermantoff jetait sur le papier un vers ou deux qui lui venaient à l’esprit sans savoir ce qu’il en ferait, et les plaçait ensuite dans telle ou telle pièce à laquelle ils lui paraissaient convenir. Son principal charme consistait surtout dans les descriptions de paysage ; bon paysagiste lui-même, le peintre complétait le poëte, mais pendant longtemps l’abondance des matières qui fermentaient dans sa pensée l’empêcha de les coordonner, et ce n’est guère que de ses loisirs forcés du Caucase que datent son entière possession de lui-même, la connaissance de ses forces et l’exploitation stratégique, pour ainsi dire, de ses diverses capacités ; à mesure qu’il avait achevé, revu, corrigé un cahier de vers, il l’envoyait à ses amis de Pétersbourg. Cet envoi est cause que nous avons à déplorer la perte de quelques-uns de ses meilleurs ouvrages. Le courrier de Tiflis, souvent attaqué par les Tchetchens ou les Kabardiens, exposé à tomber dans les torrents ou les abîmes qu’il traverse sur des planches, ou bien à franchir des gués où parfois, pour se sauver lui-même, il abandonne les paquets qu’il porte, égara deux ou trois des cahiers de Lermantoff. Cela arriva particulièrement au dernier que Lermantoff envoyait pour être remis à son éditeur, et qui se perdit de cette façon, de sorte que nous n’avons que les ébauches des pièces achevées qu’il contenait.

» Au Caucase la gaieté de la jeunesse fit place, chez Lermantoff, à des accès de mélancolie noire qui, creusant plus profondément sa pensée, marquèrent d’un cachet plus intime toutes ses poésies. En 1833 il lui fut permis de revenir à Pétersbourg, et comme son talent, joint à son exil, lui avait déjà élevé un piédestal, le monde s’empressa de lui faire accueil. Quelques succès près des femmes, quelques flirtations de salon [1], lui attirèrent des inimitiés d’hommes ; une discussion sur la mort de Pouschkine le mit en présence de M. de Barante, fils de l’ambassadeur de France ; un duel fut arrêté pour la seconde fois en bien peu de temps entre un Russe et un Français ; des femmes bavardèrent, le duel transpira avant la réalisation, et, pour couper court à ces inimitiés internationales, Lermantoff fut renvoyé au Caucase.

» De ce second séjour dans ce pays de guerres et de splendides beautés datent les meilleures et les plus mûres productions de notre poëte. Par un bond prodigieux il se dépasse lui-même tout à coup, et sa magnifique versification, ses grandes et profondes pensées de 1840, ne semblent plus appartenir au jeune homme qui s’essayait encore l’année précédente. On voit en lui plus de vérité, plus de bonne foi avec lui-même. Il se connaît plus et se comprend mieux ; les petites vanités s’évanouissent, et, s’il regrette le monde, c’est pour les affections qu’il y a laissées.

» Au commencement de l’année 1841, sa grand’mère, madame Arsénieff, obtint qu’il lui fût permis de venir à Pétersbourg pour la voir et recevoir la bénédiction que l’âge et la faiblesse la pressaient de déposer sur la tête de son enfant chéri. Lermantoff arriva à Pétersbourg le 7 ou le 8 de février, et, par une amère raillerie du sort, sa parente, madame Arsénieff, qui habitait un gouvernement éloigné, ne put le joindre à cause du fâcheux état des routes défoncées par un dégel intempestif.

» C’est à cette époque que je fis la connaissance personnelle de Lermantoff et que deux jours suffirent à nous lier d’amitié. C’était un de plus qu’avec vous, cher Dumas ; ne soyez donc pas jaloux ; nous appartenions à la même coterie, nous nous rencontrions donc sans cesse et du matin au soir ; ce qui acheva de nous mettre en confiance, c’est que je lui révélais tout ce que je savais des méfaits de sa jeunesse, de sorte qu’après en avoir ri ensemble, nous fûmes tout à coup comme si nous nous étions connus depuis ce temps-là ; les trois mois que Lermantoff passa à cette époque dans la capitale furent, je crois, les trois mois les plus heureux et les plus brillants de sa vie. Fêté dans le monde, aimé, choisi dans le cercle de ses intimes, il faisait quelques beaux vers le matin et venait nous les lire le soir. Son humeur joviale se réveillait dans cette sphère amie ; tous les jours il inventait une niche ou une plaisanterie quelconque, et nous passions des heures entières dans de fous rires, grâce à sa verve intarissable.

» Un jour, il annonce qu’il va nous lire un roman nouveau dont il nous donne le titre ; il s’appelle Stoss. Il calcule qu’il lui faut pour cela une séance de quatre heures au moins. Il exige que l’on se réunisse de très-bonne heure dans l’avant-soirée, et surtout que l’on ferme la porte aux étrangers. On s’empresse d’obtempérer à ses désirs ; les élus sont au nombre d’une trentaine ; Lermantoff entre avec un énorme manuscrit sous le bras, la lampe est apportée, les portes sont closes, la lecture commence ; un quart d’heure après, elle était finie. Le mystificateur incorrigible venait de nous allécher par le premier chapitre d’une histoire effrayante qu’il avait commencée la veille, et qui remplissait une vingtaine de pages.

» Le reste du cahier était du papier blanc.

» Le roman en resta là ; jamais il ne fut achevé.

» Cependant son congé expirait, et sa grand’mère n’arrivait pas. Des délais furent sollicités, refusés d’abord, puis emportés d’assaut par de hautes et bienfaisantes influences.

» Lermantoff ne se consolait point de partir : il avait toutes sortes de mauvais pressentiments.

» Enfin, vers la fin d’avril ou le commencement de mai, nous nous réunîmes dans un souper d’adieux pour lui souhaiter un bon voyage. Je fus une des dernières à lui serrer la main. Nous avions soupé trois à une petite table avec lui et un autre ami, qui, lui aussi, a péri de mort violente dans la dernière guerre. Tout le long du souper, et en nous quittant, Lermantoff ne fit que nous parler de sa fin prochaine. Je le faisais taire en essayant de rire de ses vains pressentiments, mais ils me gagnaient malgré moi et pesaient sur mon cœur.

» Deux mois après ils étaient réalisés, et un coup de pistolet venait pour la seconde fois d’enlever à la Russie une de ses plus chères gloires nationales.

» Ce qu’il y a de cruel, c’est que le coup mortel partait cette fois d’une main amie.

» Arrivé au Caucase, et en attendant l’expédition, Lermantoff alla aux eaux de Piétigorsk. Il y rencontra un de ses amis, qu’il avait longtemps pris pour la victime de ses plaisanteries

  1. Ceux de nos lecteurs qui ne connaîtraient pas la signification et l’étendue du verbe flirter peuvent s’adresser, pour en avoir l’explication, à toutes les jeunes filles anglaises ou américaines de quinze à dix-huit ans ; si l’on dépassait cet âge, l’extension donnée au verbe pourrait devenir trop grande.