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le caucase

Cette mélodie nous berça si bien et si doucement que nos yeux se fermèrent, que le khalian, la chibouk et le houka nous échappèrent des mains et, ma foi, que nous nous endormîmes.

Pendant les six semaines que je restai à Tiflis j’allai tous les deux jours aux bains persans.

CHAPITRE XLI.

La princesse Tchawtchawadzé.

Finot avait promis de me conduire chez la princesse Tchawtchawadzé, que nous n’avions pas trouvée chez elle à une première visite.

Il vint nous prendre le lendemain de notre bain persan, à deux heures de l’après-midi.

Elle y était cette fois, et nous reçut.

La princesse Tchawtchawadzé passe pour avoir les plus beaux yeux de toute la Géorgie, le pays des beaux yeux ; mais ce qui frappe avant tout à la première vue, c’est un profil d’une pureté grecque, disons mieux, d’une pureté géorgienne, qui est la pureté grecque, plus la vie.

La Grèce, c’est Galatée encore marbre ; la Géorgie, c’est Galatée animée et devenue femme.

Et avec ce profil ravissant, un air de mélancolie profonde.

D’où vient cette mélancolie ? C’est une épouse heureuse ; c’est une mère féconde. Est-ce une beauté que la nature s’est plu à lui donner en plus, comme à certaines fleurs assez belles pour se passer de parfum elle se plaît à donner le parfum ? Est-ce la suite, le souvenir, le résultat de l’immense catastrophe qui la sépara près d’un an de sa famille ?

Et ce qu’il y a de bizarre, c’est que l’illustre captive a gardé pour Chamyll une réelle admiration.

— C’est un homme fort supérieur, me disait-elle, et dont la réputation est plutôt amoindrie qu’exagérée.

Racontons dans tous ses détails cet enlèvement préparé de longue main par Chamyll pour ravoir son fils Djemmal-Eddin, prisonnier, comme nous l’avons dit au commencement de ce livre, à la cour de Russie.

Mais prisonnier heureux de l’être ; le pauvre jeune homme est mort de chagrin d’être redevenu libre.

La princesse Tchawtchawadzé possède, à quarante ou quarante-cinq verstes de Tiflis, une magnifique campagne nommée Tsinondale.

Ce bien princier est situé sur la rive droite de l’Alazan, cette même rivière dont nous avions longé les bords en venant de Noukha à Tzarke-Kalotzy, dans un des plus beaux sites de la Kakhétie, à quelques verstes de Telavi.

Tous les ans, la princesse avait l’habitude de partir au mois de mai de Tiflis, de s’installer à Tsinondale et de n’en revenir qu’au mois d’octobre.

En 1854, quelques bruits qui coururent sur une descente de Lesguiens retinrent la princesse plus longtemps que d’habitude à Tiflis. Le prince lui avait demandé le temps de faire prendre des renseignements ; ces renseignements, qu’il croyait venir de bonne source, le rassurèrent. Il fut donc décidé que l’on partirait le 18 juin russe, 30 juin de notre calendrier français.

C’est une grande affaire qu’un déménagement en Asie, où, chez les plus riches, tout semble fait pour les besoins du moment ; on n’a pas maison à la ville et château à la campagne meublés tout à la fois. Si on quitte la ville pour aller à la campagne, on démeuble la maison pour meubler le château ; si on quitte le château pour la maison, on rapporte à la maison les meubles du château.

Puis, à peine si l’on trouve ce qu’il faut pour manger à Tiflis, à plus forte raison à la campagne. Il faut donc tout emporter de Tiflis : thé, sucre, épicerie, étoffes pour les gens de la suite, et l’on charge tout cela dans des arabas, en tête desquelles on marche dans une tarantasse.

Les tarantasses et les arabas passent seules dans les chemins du Caucase.

On devait partir le dimanche, mais la poste n’avait pas de chevaux. La poste n’a jamais de chevaux en Russie. Dans un voyage de quatre mois en poste, je répondrais que nous avons perdu un mois à attendre des chevaux.

Le gouvernement russe est un singulier gouvernement. Au lieu de dire à ses smatritels : Vous ferez payer vos chevaux un kopeck de plus, mais vous aurez toujours des chevaux, il laisse les smatritels rançonner les voyageurs, ou les voyageurs qui ne veulent pas être rançonnés, battre les smatritels.

On n’eut donc pas de chevaux le dimanche. On eût pu partir le lundi, mais le lundi russe est le vendredi français : jour de malheur.

On partit donc le mardi seulement.

Le premier jour, deux arabas cassèrent ; le second jour, la tarantasse cassa. On bourra une télègue de foin et de tapis, la princesse s’y coucha avec ses trois plus jeunes enfants, Tamara, Alexandre et Lydie, les deux derniers à la mamelle, tous deux, le petit Alexandre n’ayant que quatorze, la petite Lydie que trois mois, Tamara avait quatre ans. Les deux autres enfants aînés, Salome et Marie, venaient dans une seconde télègue avec une gouvernante française nommée madame Drançay [1]. Le prince, à cheval, surveillait toute la caravane.

Le second jour, à deux heures, on arriva au château, situé sur une hauteur accessible d’un côté par une pente assez rapide, mais coupée de l’autre par un précipice à pic.

Que l’on juge de la rapidité tant vantée de la locomotion en Russie : une princesse avait mis dix-huit heures à faire onze lieues.

Vous me direz peut-être que la Géorgie n’est pas la Russie. Je me reprends : en Russie, au lieu de dix-huit heures, elle en eût mis trente-six.

Tsinondale, au mois de juin, est un palais de fée : les fleurs, les raisins, les grenades, les citrons, les oranges, les chèvrefeuilles, les roses y poussent, y éclosent, y mûrissent pêle-mêle ; l’atmosphère y est un immense parfum composé de vingt parfums réunis.

Les enfants et les femmes se répandirent donc avec avidité

  1. Madame Drançay a donné, sous le titre de Souvenirs d’une Française captive de Schamill, une relation de l’événement pleine de simplicité, mais en même temps d’exactitude et de détails saisissants dus à cette faculté d’observation que les femmes possèdent au plus haut degré. — Paris, F. Sartorius, 9, rue Mazarine.