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le caucase

dans ces beaux et immenses jardins, comme des fleurs et des fruits de la ville qui venaient se mêler aux fleurs et aux fruits de la campagne.

Tsinondale était un rendez-vous donné par la princesse Annette Tchawtchawadzé à sa sœur la princesse Varvara Orbéliani. Elle arriva deux jours après elle avec son fils, le prince Georges, enfant de sept ans, et sa nièce, la princesse Baratoff. Elle amenait deux nourrices et deux femmes de chambre. Elle était en grand deuil : son mari, le prince Ellico Orbéliani, venait d’être tué dans un engagement contre les Turcs.

Une vieille tante de la princesse Tchawtchawadzé, la princesse Tine, les accompagnait.

Sur ces entrefaites, le prince reçut l’ordre d’aller prendre le commandement d’une forteresse située à deux journées de Tsinondale. Cet ordre inspira quelque crainte à la princesse, qu’il isolait ; mais il la rassura en lui disant que l’ordre venait d’être donné d’envoyer de Tiflis des troupes à Telavi ; d’ailleurs, il avait énormément plu depuis quelques jours, l’Alazan était débordé, et il était impossible aux Lesguiens de traverser la rivière.

Le prince partit.

Trois jours après la princesse reçut une lettre de son mari ; les Lesguiens, au nombre de cinq ou six mille, avaient attaqué la forteresse qu’il défendait ; mais il lui disait d’être parfaitement tranquille : la forteresse était bonne, la garnison brave, il n’avait rien à craindre.

S’il pensait qu’elle dût quitter Tsinondale, il le lui ferait savoir.

Le danger que pouvait courir son mari fit oublier à la princesse Tchawtchawadzé celui qu’elle pouvait courir elle-même.

Tout alla bien jusqu’au 1er juillet russe, 13 juillet français. Le soir on aperçut une immense lueur dans la direction de Telavi. On monta si haut que l’on put monter, et l’on vit toutes les maisons en feu.

C’était l’œuvre des Lesguiens, il n’y avait point à en douter. Malgré les prévisions du prince, ils avaient donc passé l’Alazan.

Vers onze heures du soir les paysans vinrent au château. Ils avaient leur costume de guerre au grand complet. Leur visite avait pour but de déterminer la princesse à gagner les bois avec eux. La princesse refusa : son mari lui avait dit de ne quitter Tsinondale que sur son avis.

Au matin les paysans s’enfuirent.

Vers deux heures les voisins de campagne parurent à leur tour. Ils venaient, comme les paysans, supplier la princesse de quitter le château et de les accompagner dans les bois.

Eux ne pensaient pas même avoir le temps de sauver leur mobilier ; ils abandonnaient tout, tenant la vie pour plus précieuse que tout ce qu’ils abandonnaient.

Le soir on monta sur la terrasse et l’on vit l’incendie plus proche et plus intense. Ce cercle de flamme était effrayant. La princesse céda aux instances de ceux qui l’entouraient, et l’on commença d’emballer l’argenterie, les diamants et les objets les plus précieux.

Vers minuit un paysan du prince, nommé Zourca, offrit d’aller à la découverte. La princesse accepta ; il partit, revint trois heures après ; les Lesguiens avaient tiré sur lui ; quatre ou cinq balles avaient percé ses vêtements.

Cependant les Lesguiens n’avaient point passé le fleuve, comme on avait cru. Ils étaient campés de l’autre côté de l’Alazan. Ces moissons qui brûlaient étaient celles de la rive gauche.

Il y avait du bon et du mauvais dans le rapport de cet homme, puisque le prince avait dit que les Lesguiens ne pourraient point passer l’Alazan, et qu’en effet ils ne l’avaient point passé.

Une heure à peu près avant le retour de Zourca, un marchand arménien s’était présenté au château ; porteur d’une somme considérable, il n’osait, disait-il, traverser le pays ; mais cet homme parlait l’arménien avec un accent qui sentait la montagne. La princesse ordonna aux domestiques de le désarmer, et s’il essayait de fuir de tirer sur lui. Puis, comme au bout du compte elle pouvait se tromper, elle ordonna que l’on eût soin de lui et qu’on lui donnât à souper.

La fuite fut résolue vers six heures du matin.

On envoya deux messagers successifs à Telavi pour avoir des chevaux. Mais à chacun il fut répondu que les chevaux manquaient absolument et qu’il n’y en aurait que le lendemain dimanche, à sept heures du matin.

Toute la journée on continua d’entasser des effets dans les coffres. Zourca insistait pour que la princesse partît toujours, fût-ce à pied ; les effets partiraient le lendemain et la rejoindraient.

Pendant la journée, deux ou trois paysans revinrent exprès du bois pour décider la princesse à se joindre à eux. Elle répondit que l’on aurait des chevaux le lendemain matin, et qu’aussitôt les chevaux arrivés l’on partirait.

Ce serait un bien grand malheur si, justement pendant cette nuit, les Lesguiens tentaient quelque chose sur le château.

Le soir tout était prêt pour le départ du lendemain.

On sentait le besoin d’être ensemble au lieu de se séparer et d’attendre isolés les événements ; on se réunit dans la chambre de la princesse Varvara, on coucha les enfants sur les tapis et l’on éteignit toutes les lumières. Puis, comme on se sentait étouffer dans cette espèce de captivité et dans ces ténèbres, on gagna le balcon, d’où l’on pouvait voir les feux se rapprochant de plus en plus.

La clarté que l’incendie répandait était si grande, qu’en cas d’une attaque lesguienne elle enlevait aux princesses toute chance de fuite.

Vers quatre heures du matin un coup de fusil retentit. Il venait du côté du jardin, et son explosion fut suivie du plus grand silence. Ce n’était point une attaque, puisqu’il était isolé, mais ce pouvait être un signal.

La gouvernante française, madame Drançay, se risqua : elle descendit au jardin, gagna la chapelle perdue au milieu des vignes ; de là elle vit dans un bosquet, s’étendant jusqu’au bord du précipice, un homme qui tenait un fusil à la main. C’était évidemment lui qui avait tiré le coup que l’on venait d’entendre. Était-ce un ami ou un ennemi ? Madame Drancay ne pouvait le dire ; mais elle ne le reconnut pas pour être des domestiques du prince.

Il se glissait du côté du château.

Elle, alors, s’avança jusqu’au bord du précipice. De là on