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le caucase

embrassait un horizon assez étendu ; elle ne vit rien d’abord, mais en ramenant ses yeux de l’horizon à elle, elle vit que le torrent qui coulait au pied du rocher était fort diminué.

Deux hommes à pied, tenant chacun deux chevaux de main, suivaient l’autre bord, et à leurs regards il était facile de juger qu’ils cherchaient un endroit où traverser le torrent.

Madame Drançay revint au château le cœur plein d’angoisse. Il n’y avait pas à s’y tromper : tous ces signes présageaient une attaque prochaine. Elle demanda la princesse Annette ; écrasée de fatigue, elle s’était endormie un instant ; elle entra chez la princesse Varvara, et la trouva priant : la pauvre veuve ne pouvait pas faire plus.

— Que voulez-vous, ma chère ! dit-elle, il faut attendre des chevaux ; aussitôt les chevaux arrivés, nous partirons.

À cinq heures, les femmes de la princesse se mirent à préparer le thé. Le thé, c’est l’affaire importante pour tout ce qui tient à la Russie ; la flamme du samavar est la première qui brille dans toutes les maisons ; le samavar est le premier mot que prononce un domestique en s’éveillant.

De Pétersbourg à Tiflis on peut se passer de déjeuner, pourvu que l’on ait ses deux verres de thé le matin ; se passer de dîner, pourvu que l’on ait ses deux verres de thé le soir.

Vers cinq heures, un médecin de Telavi arriva. C’était le médecin de la maison. Il accourait en toute hâte et à grande course de cheval dire à la princesse de fuir, de fuir comme elle pourrait : à cheval, il lui offrait son cheval : à pied, il lui offrait son bras, mais de fuir.

Mais comment fuir à cheval ou à pied avec six ou sept enfants, dont trois à la mamelle, et une vieille tante, la princesse Tine, qui, malgré sa bonne volonté et surtout à cause de sa terreur, ne pouvait faire une verste à pied ?

Et cependant on achevait de charger les voitures, et l’on venait d’y porter les diamants de la princesse, lorsque ce cri terrible se fit entendre :

Les Lesguiens !

Ce fut un moment de terreur et de désordre impossible à décrire. Le docteur prit un fusil et s’élança, avec quelques domestiques restés près de la princesse, au-devant de l’ennemi. Les femmes s’enfermèrent au grenier. On espérait que les Lesguiens, trouvant à piller dans les étages inférieurs, ne penseraient pas à y monter. On s’entassa dans l’angle le plus obscur, et l’on entendit la princesse qui disait d’une voix grave :

— Prions, la mort s’avance.

En effet, les Lesguiens venaient d’entrer au château.

Vous savez maintenant ce que c’est que ces hommes, ces bêtes, ces hyènes, ces tigres, ces coupeurs de mains qu’on appelle les Lesguiens.

Figurez-vous maintenant trois princesses, dont une sexagénaire, dix ou douze femmes, dont une centenaire, c’était la nourrice du père du prince Tchawtchawadzé, sept ou huit enfants, dont trois à la mamelle, entassés dans l’angle d’un grenier.

Rappelez-vous le Massacre des innocents de Coignet, avec ces mères serrant leurs enfants sur leur poitrine.

Les uns priaient, les autres pleuraient, les autres se lamentaient. Les enfants assez grands pour comprendre, pareils à cette fille du Jugement dernier de Michel-Ange, qui, de terreur, veut rentrer dans le sein de sa mère, se serrant contre les princesses, les autres regardant avec ces grands yeux étonnés de l’enfance naïve et ignorante.

On entendait les cris des Lesguiens, le bruit des vitres et des glaces brisées, de l’argenterie bondissant sur le parquet, les meubles mis en morceaux. Deux pianos criaient sous des mains sauvages, comme épouvantés de ces inartistiques caresses. Par une lucarne, la vue plongeait dans le jardin. Le jardin se remplissait d’hommes à figures féroces en turban, en papack, en bachelik ; on voyait, par l’escarpement du précipice cru inaccessible jusque-là, monter des hommes tirant après eux leurs chevaux.

Les chevaux comme les hommes semblaient appartenir à une race de démons.

Tout le monde était à genoux : la princesse Tchawtchawadzé tenait dans ses bras, serrait contre son cœur sa plus jeune fille, la petite Lydie, une enfant de trois mois, la plus aimée, étant la plus faible.

Quelques femmes, en entendant les pas des Lesguiens qui montaient, coururent à la porte du grenier et s’y appuyèrent.

La princesse Orbéliani se leva alors, bénit son enfant le prince Georges, et avec une admirable solennité alla se placer debout devant la porte : la première en vue, elle devait être la première frappée. Comme les martyrs antiques, elle voulait montrer à sa sœur et aux autres femmes comment on meurt en invoquant le nom de Dieu.

La chose lui était plus facile qu’à une autre : séparée depuis trois mois d’un mari qui l’adorait, l’heure suprême n’était point pour elle la mort, c’était la réunion.

Les pas des Lesguiens se rapprochaient de plus en plus. Bientôt ils firent crier les escaliers de bois qui conduisaient au grenier ; leurs coups de poing ébranlent la porte ; la porte résiste ; ils s’en étonnent, devinent l’obstacle, lâchent deux ou trois coups de pistolet à travers les remparts de bois, une femme roule dans son sang, les autres se jettent du côté opposé, la porte cède.

On est en face de la mort, — pis que cela, de l’esclavage.

Alors chaque Lesguien choisit au hasard sa prisonnière, la saisit par où il peut, par le bras, par les cheveux, par la gorge, et tire à lui ; l’escalier par lequel on entraîne les princesses craque sous le poids, se brise ; une cascade de Lesguiens, de femmes, d’enfants, s’y précipite : — on est tombé du second au premier.

Là une lutte s’engage : les hommes qui sont restés en bas à piller comprennent que le bon lot est à ceux qui ont fait des prisonniers : le butin vivant est le plus riche, car on sait que parmi ces prisonniers il y a des princesses qui valent cinquante mille, cent mille, deux cent mille roubles. Les poignards brillent, les pistolets s’enflamment, les pillards se pillent, les égorgeurs s’égorgent.

Quand les acteurs de cette scène terrible, ravisseurs, assassins et victimes, purent regarder autour d’eux, voilà ce qu’ils virent :

La princesse Tchawtchawadzé étendue à terre, les cheveux épars comme la Cassandre antique, — de magnifiques cheveux noirs, doux et soyeux ; — elle serrait contre sa poitrine sa petite Lydie, l’enfant de trois mois.

La mère, à peu près nue, — tous ses vêtements avaient été arrachés, hors son jupon et un pantalon ; — l’enfant était en che-