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le caucase

château de Jason dont notre ami Luka nous racontait si naïvement l’histoire.

Au reste, mêmes traditions existent à Lemnos, sur les côtes de la Propontide et de l’Hellespont. Synope passe pour avoir été bâtie par l’illustre chef des aventuriers : Dioscurias indique évidemment la présence de Castor et de Pollux au nombre des Argonautes. Un cap de la Natolie s’appelle encore aujourd’hui le cap Jason. Enfin, en Ibérie, en Arménie, dans le pays même des Mèdes, des villes, des temples, des monuments de toute espèce, portaient le nom de Jason, et si leur trace est effacée aujourd’hui, c’est que Parménion, l’ami et surtout le flatteur d’Alexandre, craignant que la gloire du vainqueur du Granique, d’Arbelle et d’Issus, ne fût effacée par celle des Argonautes, en ordonna la destruction, ainsi que celle du culte de Jason, qui avait longtemps subsisté parmi les barbares.

Cette tradition est si vivante encore au milieu des pays que nous parcourions, que beaucoup de seigneurs portant en Mingrélie, en Iméritie et dans le Gouriel, le prénom de Jason, prétendent descendre du héros ou des héros ses compagnons, et ont pour eux le type grec qui constate cette illustre filiation.

Il y a plus, voyez au Muséum de Paris la statue de Phocion.

Il porte un manteau.

Eh bien, la bourkha géorgienne semble taillée sur ce manteau.

Qu’est-ce que le bachelik, sinon le capuchon des matelots de la Méditerranée et de l’Archipel.

Passé cette grande lueur jetée sur la Colchide, elle retombe dans l’obscurité.

Les historiens placent dans cette province, outre les Colchéens, les Mélanéklènes, les Coraxites ou les habitants de la montagne du Corbeau, les Apsiliens, les Missimaniens, et diverses autres tribus dont les noms nous sont à peu près aussi inconnus.

Mais au milieu de tous ces noms obscurs de peuples, ou de peuples obscurs, faisons une exception pour les Souano-Colches de Plolémée, et les Souanes de Strabon et de Pline.

Les Souanètes étaient déjà, du temps des Argonautes, disent ces trois historiens, établis dans les montagnes de la Colchide, au-dessus de la ville de Dioscurias.

Ce peuple était d’une grande bravoure, mais fort sale ; de sorte que les Grecs, dans leur langage coloré, les appelaient pthyrophages, c’est-à-dire les mangeurs de poux.

Eh bien, ce peuple existe encore aujourd’hui tel qu’il était du temps de Plolémée et de Strabon.

Plus sale peut-être, voilà tout.

Nous citerons plus tard quelques anecdotes qui lui sont relatives.

Les femmes de toute l’ancienne Colchide sont magnifiques, nous allions dire plus belles que les Géorgiennes, lorsque nous nous rappelons à temps que la Mingrélie, l’Iméritie et le Gouriel ont été autrefois Géorgie.

Mais quelle misère, bon Dieu ! quelle pauvreté !

C’est au point que beaucoup prétendent que la vertu de la plus vertueuse descendante de Médée ne résisterait pas de nos jours à la vue d’une pièce d’or.

Aujourd’hui, les Souanes ou Souanètes, qui se donnent à eux-mêmes le nom de Chnaou, forment encore la nation la plus pauvre du Caucase ; n’ayant rien à vendre, les hommes vendent leurs femmes et leurs enfants.

Leur costume n’est qu’une réunion de haillons attachés autour des reins, des jambes et des bras, et avec cela, tous ceux que vous rencontrez ont des airs de grands seigneurs à faire envie à des princes.

En revenant à Koutaïs, nous vîmes un jeune seigneur du Gouriel portant le costume tcherkesse ; il était suivi de ses deux noukers, portant au sommet de la tête leur charmant bonnet rouge brodé d’or, ayant la forme d’une fronde.

Nous nous arrêtâmes pour les regarder passer.

Le beau jeune homme n’avait pas besoin de dire sa qualité, il avait écrit sur le front le mot prince.

J’ai eu l’honneur de connaître à Pétersbourg la dernière reine de Mingrélie, la princesse Dadian, détrônée par les Russes : il serait difficile de voir un plus riche spécimen de beauté ; elle avait près d’elle ses quatre enfants, tous plus beaux les uns que les autres ; réunis à elle, ils formaient un groupe digne de l’antiquité.

Comme je remarquais la charmante forme du bonnet que portait le petit prince Nicod, qui serait aujourd’hui roi de la Mingrélie sous la régence de sa mère, si les Russes ne s’étaient pas emparés de son royaume, sa mère lui dit :

— Tu peux bien donner ton bonnet, Nicod, puisque l’on t’a pris ta couronne.

Et le jeune prince me donna son bonnet, que je garde en tendre souvenir du pauvre enfant détrôné.

Nous revînmes à notre auberge allemande ; nos roubles étaient changés en argent, notre note de dépense était faite, nos chevaux étaient prêts.

Disons en passant que notre note de dépense, pour un souper et un coucher, montait à soixante francs.

Nous commencions à rentrer en pays civilisé ; les voleurs, chassés des grandes routes, s’étaient faits aubergistes.

Au moment de charger nos chevaux, une difficulté énorme se présenta.

J’avais deux grandes caisses.

Aucun cheval n’était assez fort pour les porter toutes deux, l’une faisant le contre-poids de l’autre.

Seule, une des deux caisses ne pouvait pas conserver son équilibre sur le dos d’un cheval.

J’avisai un traîneau dans la cour de l’aubergiste, et le priai de me vendre ou de me louer ce traîneau.

Il ne voulait ni l’un ni l’autre ; j’appelai le colonel Romanoff à mon aide, et quoiqu’il prétendit que je ne me tirerais jamais des boues de la Mingrélie avec un traîneau, il obtint que le traîneau me serait loué quatre roubles.

Moynet s’impatientait de tous ces retards : il disait avec raison que nous n’arriverions jamais à Poti pour prendre le bateau du 21. Je commençais à le craindre comme lui, mais il y a certains obstacles que l’on ne surmonte qu’avec le temps.

J’avais, dans le chargement de mes bagages, affaire à l’un de ces obstacles-là.

Pour calmer son impatience, je lui dis de partir devant avec Grégory, un des chevaux chargés et son conducteur.