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le caucase

Moi je partirais avec les sept ou huit autres chevaux et le traîneau.

Arrivés à la station, Grégory et lui s’occuperaient du souper.

Moi j’arriverais quand je pourrais avec le reste des bagages et un domestique géorgien que me prêtait le colonel Romanoff, afin que je pusse communiquer avec mes hiemchicks, le Géorgien parlant un peu français.

Moynet et Grégory partirent.

Je perdis encore une heure à faire charger le traîneau, à changer la selle de mon cheval contre une selle à la hussarde que me prêtait le colonel Romanoff.

Enfin on annonça que tout était prêt. J’embrassai le colonel, je montai sur mon traîneau, je chargeai le Géorgien de tenir mon cheval en bride, et je partis à mon tour.

CHAPITRE LV.

La route de Koutaïssi à Maranne.

Je n’avais point fait une verste que j’avais versé deux fois.

Ne me souciant pas de recommencer mes exercices de la veille, j’appelai le Géorgien et montai à cheval.

Nous traversâmes d’abord une grande plaine conduisant par un chemin bordé à droite et à gauche de fossés pleins d’eau, couverte d’une légère couche de glace, et en quelques endroits de plusieurs pieds de neige.

Cette plaine aboutissait à une forêt qui, au dire de nos guides, avait une vingtaine de lieues de long. Du temps du dernier roi, grand chasseur, cette forêt était sévèrement mise en réserve pour ses plaisirs ; elle se nomme la forêt du Marlakki.

Encore aujourd’hui, qu’elle est abandonnée aux fusils des premiers venus, elle abonde, à ce que l’on assure, en toute sorte de gibier.

Cette assurance ne put me déterminer à détacher mes fusils de chasse, liés solidement sur mon traîneau. J’avais tant vu de gibier, depuis les perdrix de Schoukovaïa jusqu’aux faisans d’Axous, que mes émotions de chasseur s’étaient complétement calmées.

Nous entrâmes dans la forêt du roi Salomon.

Jusque-là rien ne justifiait les sinistres prédictions du colonel Romanoff. Le chemin n’était pas bon, mais il était praticable, et depuis qu’il était débarrassé de ma surcharge, mon traîneau se conduisait assez bien.

Nous fîmes à peu près six à huit verstes ainsi, au milieu d’une allée tracée au milieu de la forêt, avec ces mêmes fossés de la plaine se continuant à droite et à gauche.

Bientôt cependant des cours d’eau vive commencèrent à couper la route, les uns en travers et se jetant dans les fossés, les autres suivant des rigoles et faisant le même chemin que moi.

Je crus avoir trouvé la fameuse rivière prédite par le colonel, mais réduite aux proportions d’un ruisseau.

Peu à peu les ruisseaux devinrent plus fréquents, et toutes ces petites veines se réunirent en une grande artère qui envahit graduellement le milieu de la route, et finit par se réunir aux deux fossés, dont les bords appuyés à la forêt devinrent alors les deux rives.

Mais jusque-là c’était plutôt un avantage qu’un désagrément ; cette eau, qui coulait avec trop de rapidité pour se congeler, avait nettoyé le sol de sa neige et de sa boue et créé un petit fond de gravier sur lequel le traîneau glissait à merveille et qui donnait de la solidité aux pieds de mon cheval.

Je me félicitai donc de l’accident au lieu de m’en plaindre. Ne parlant pas la langue de mes guides, je ne pouvais pas les interroger ; quant au Géorgien, que ma conversation ne récréait point, à ce qu’il paraît, il avait toujours le soin de se tenir hors de la portée de ma voix ; d’ailleurs, aux quelques questions que je lui avais faites, il avait répondu d’une façon si ignorante, qu’au bout de deux ou trois de ces questions il m’avait complétement guéri de la manie de l’interroger.

Je me fis donc un compagnon, ou plutôt une compagne de ma pensée, et m’en allai rêvant, bercé par l’amble de mon cheval.

À tout moment nous étions retardés par un accident quelconque ; le plus souvent c’était un cheval mal chargé dont le chargement tombait au milieu de cette jolie petite rivière qui allait toujours s’agrandissant et s’approfondissant, tantôt c’était le traîneau qui, sans l’aide de deux ou trois de nos guides, ne pouvait franchir un pas difficile.

On rechargeait le cheval, on aidait le traîneau à surmonter l’obstacle, mais tout cela prenait du temps : nous avions vingt-quatre verstes à faire de Koutaïssi à la station, nous n’en avions pas fait douze, et nous étions à quatre heures de l’après-dînée.

Non-seulement je devais perdre l’espoir d’arriver le même jour à Maranne, mais encore me trouver très-satisfait d’atteindre Goubinskaïa à une heure raisonnable.

La rivière, car ce n’était plus un chemin, dans laquelle nos chevaux de charge, le traîneau et moi étions engagés devenait de plus en plus profonde, et à mesure qu’elle gagnait en profondeur, perdait en rapidité, de sorte que peu à peu j’entendais crier une couche de glace sous les pieds de mon cheval.

Le plus souvent le traîneau, qui me précédait, brisait cette couche, et je continuais de marcher dans l’eau, qui au reste jusque-là n’avait guère atteint qu’une hauteur de huit à dix pouces.

Bientôt la rivière s’approfondissant, se ralentissant toujours, la couche de glace devint plus épaisse et put supporter, du moins dans quelques endroits, le traîneau, qui dans d’autres la brisait et disparaissait à moitié dans l’eau.

J’avais d’abord voulu faire même route que lui, mais deux ou trois fois mon cheval s’était abattu, et j’y avais renoncé ; je suivais donc l’endroit où le courant, plus rapide, avait empêché la glace de se solidifier.

Cette solution de continuité me donnait un chemin de deux ou trois pieds de large.

Parfois aussi la neige tombée des deux talus m’offrait, en me rapprochant de la forêt, une route praticable, mais alors je devais faire une attention continuelle aux branches des arbres qui me fouettaient le visage. Je reprenais donc bientôt mon courant, qui ne me présentait que l’inconvénient déjà assez grave de me glacer les pieds aux éclaboussures que faisait jaillir la marche de mon cheval.

Le chemin devenait de plus en plus difficile, l’heure s’avan-