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le caucase

çait : il pouvait être cinq heures de l’après-midi ; à peine nous restait-il pour une heure de jour.

De temps en temps les conducteurs des chevaux, cherchant un chemin plus commode, gravissaient un des talus et marchaient sous bois, où les obstacles disparaissaient pour eux ; car alors ils marchaient derrière les chevaux, et les chevaux, en écartant les branches de ces forêts presque impraticables, leur frayaient un chemin.

Quant à moi, la partie inférieure du corps complétement engourdie par le froid, je continuai de suivre mon chemin, au grand désespoir de mon cheval, qui, chaque fois que la glace se brisait sous ses pieds, essayait de faire un écart, et quand il y réussissait, trouvait une glace glissante sur laquelle il s’abattait des quatre pieds.

Alors machinalement j’écartais les jambes, mon cheval se relevait, je me retrouvais en équilibre ou à peu près sur ma selle, et je continuais ma route ; je me fusse cassé une jambe dans l’une de ces chutes que probablement je ne l’eusse pas senti.

Ce rude travail dura une heure.

De temps en temps, voyant mon traîneau suivre assez convenablement sa route dans ce chemin où mon cheval avait tant de peine à trouver la sienne, j’eus l’idée de descendre de cheval et de monter sur le traîneau, mais juste au moment où j’allais céder à l’une de ces tentations, le traîneau versa et envoya mon hiemchiek, qui, en véritable sybarite qu’il était, avait accompli, lui, ce que je méditais de faire, au beau milieu du ruisseau.

Sur ces entrefaites, la nuit était venue.

Inutile de dire que l’obscurité ajoutait une difficulté nouvelle à la situation ; la route-rivière dans le lit de laquelle je marchais inspirait une répugnance croissante à mon cheval, lorsque j’aperçus, sur la rive droite du ruisseau, une ligne de chevaux chargés de bagages qui cheminaient assez tranquillement au milieu de l’épaisseur de la forêt, où ils avaient trouvé un chemin ou s’en frayaient un. Je pensai que ce que j’avais de mieux à faire était de laisser le traîneau s’en tirer comme il pourrait, tandis que je me mettrais à la suite de la cavalcade. Je dirigeai donc mon cheval vers le bord, et après une lutte assez vive pour le forcer à escalader le talus, je me trouvai sous la forêt, formant l’arrière-garde de la caravane.

En effet, comme je l’avais jugé, le chemin était meilleur sous bois que dans le ruisseau, seulement je m’aperçus qu’il m’éloignait peu à peu du traîneau ; mais peu m’importait, le traîneau, solidement chargé, arriverait de son côté à la station, tandis que moi et le reste du bagage y arriverions de l’autre.

J’écoutais donc sans inquiétude et tout en poursuivant mon chemin ses sonnettes postales, qui allaient diminuant de plus en plus, jusqu’à ce que, par une transition insensible, je cessai de l’entendre tout à fait.

Une demi-heure à peu près se passa pendant laquelle, enchanté de ce changement de sol qui me permettait de n’avoir à m’inquiéter que des branches qui essayaient de me fouetter le visage, je laissai aller mon cheval à sa guise tout en me laissant aller moi-même au cours de mes pensées.

Enfin j’eus l’idée de demander au Géorgien, le seul qui parlait français, si nous étions encore bien loin de la station.

Personne ne me répondit ; je renouvelai ma question, même silence.

Alors un soupçon commença de naître dans mon esprit. Je marchai à l’homme qui se trouvait le plus près de moi, je le regardai avec attention et ne reconnus aucun de mes guides.

Le cheval qu’il conduisait portait lui-même un bagage dans lequel je ne reconnus aucune de nos caisses ni de nos karsines.

— Goubinskaïa ? lui demandai-je en lui montrant le chemin que nous suivions,

Goubinskaïa était le nom de la station de poste où nous devions passer la nuit.

L’homme se mit à rire.

— Goubinskaïa ? réitérai-je en répétant le même geste.

Alors lui, à son tour, répéta Goubinskaïa, et il me montra de la main un point de l’horizon tout à fait opposé à celui que nous suivions,

Je compris à l’instant même, et j’avoue qu’un frisson me passa par tout le corps.

J’avais quitté mon traîneau pour suivre une caravane étrangère, et j’étais égaré.

J’arrêtai mon cheval et j’écoutai.

J’avais l’espoir d’entendre les sonnettes de la poste, mais leur bruit s’était perdu dans l’éloignement sans que je puisse même me dire avec une certaine assurance de quel côté elles s’étaient perdues.

Il y avait plus, le côté que l’homme de la caravane m’avait indiqué, comme étant le point dans la direction duquel était située la station, était, autant que je pouvais m’en rendre compte, diamêtralement opposé à celui dans la direction duquel il me semblait avoir vu s’éloigner le traîneau.

Mais le chemin pouvait faire un coude.

Je restai un instant immobile, hésitant à prendre une résolution.

La situation était grave, j’étais perdu dans une forêt d’une vingtaine de lieues d’étendue, sans aucun indice sur le chemin que j’avais à suivre, ne parlant pas la langue du pays, si je rencontrais quelqu’un qui pût me l’indiquer, et ne me dissimulant pas d’ailleurs que toute rencontre devait être pour moi plutôt dangereuse que salutaire.

Pour comble de malheur, dans un pays où, pour faire le tour de sa maison à huit heures du soir, tout homme prend son fusil, j’étais sans fusil, n’ayant d’autre arme que mon kangiar.

De plus, porteur de la caisse.

En France, dans la forêt de Fontainebleau ou de Compiègne, la position eût déjà été sinon dangereuse, du moins désagréable, mais en Iméritie, entre Koulaïssi et Maranne, elle devenait bien autrement sérieuse.

Il fallait se décider, je tournai bride et poussai mon cheval dans la direction que m’avait indiquée l’homme auquel je m’étais adressé ; il me restait encore un espoir, c’était de rencontrer la caravane dont le traîneau s’était séparé.

J’arrêtai mon cheval, et dans l’espoir qu’elle se trouverait à portée de ma voix, j’appelai le Géorgien à plusieurs reprises.

Personne ne me répondit ; la forêt, avec un immense drap de neige, semblait morte et ensevelie.