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le caucase

Je n’avais plus aucune idée de la direction dans laquelle pouvait se trouver Goubinskaïa.

Si j’eusse eu mon fusil et vingt-cinq cartouches seulement, c’eût d’abord été un moyen de défense, puis aussi un moyen d’appeler ; les hommes du traîneau ou ceux de la caravane, ne me voyant plus avec eux, eussent compris que je m’étais perdu, se fussent mis à ma recherche et, guidés par les détonations, fussent venus à moi.

Je n’avais pas cette ressource.

Je poussai mon cheval dans une direction toute problématique, mon cheval obéit ; aucun chemin n’était tracé, et pendant une demi-heure je marchai au hasard.

Il me semblait que je m’éloignais de plus en plus du but que je voulais atteindre.

D’ailleurs, la forêt devenait tellement épaisse, que je prévoyais le moment où je serais forcé de m’arrêter, ne pouvant faire un pas de plus.

Je tournai bride pour revenir sur mes pas.

Quand on en est là, on est tout à fait égaré.

J’appuyai à droite, mais il me sembla sentir quelque résistance dans mon cheval. Dans ces sortes de situations, quand l’intelligence de l’homme est à bout, qu’il en sent lui-même les limites, il doit abdiquer en faveur de l’instinct de l’animal.

Cette répugnance qu’éprouvait mon cheval à m’obéir, m’indiquait clairement que je lui faisais faire fausse route.

Je l’arrêtai et réfléchis un moment.

La suite de cette réflexion fut le raisonnement suivant :

— Mon cheval est un cheval de poste, habitué à faire le chemin de Koulaïssi à Goubiskaïa.

À Goubiskaïa, il mange son avoine et se repose deux heures.

En laissant aller mon cheval, il ira, selon toute probabilité, où l’attend le souper et le repos.

Il était incontestable que j’étais dans le vrai.

Je lui jetai la bride au cou.

Sans hésitation aucune, mon cheval prit le trot, j’étais parfaitement décidé à ne le contrarier en rien, ni sur la route, ni dans son allure.

Au bout d’un quart d’heure, je me retrouvai entre deux lignes d’arbres, qui ressemblaient à un chemin.

Par malheur, il faisait si sombre que, malgré la réverbération que jette toujours la neige, il m’était impossible de voir sur ce chemin ni la trace des pas des chevaux, ni la ligne tracée par les roues du traîneau.

Je mis pied à terre, et assurant solidement la bride à mon bras, je me baissai vers le sol.

La vue était insuffisante, mais avec mes habitudes de chasseur, je complétai un sens par un autre, et j’appelai ma main au secours de mes yeux.

Je reconnus distinctement sur la neige une double trace, celle de pas de chevaux qui n’avaient précédé dans la direction que je suivais, et celle de deux roues qu’à leur largeur je reconnus pour des patins de traîneau.

Seulement, ces chevaux et ce traîneau qui avaient passé, étaient-ils mes chevaux et mon traîneau ?

Pendant que je m’occupais de cette vérification, j’entendis à une centaine de pas de moi un hurlement.

C’était celui d’un loup.

Presque au même instant, l’animal traversa le chemin, s’arrêta un instant pour prendre le vent de mon côté, hurla une seconde fois et disparut.

Mon fusil me manquait plus que jamais.

Je remontai à cheval. Que les traces que je venais de reconnaître fussent celles de mon traîneau ou de celui d’un autre, et il était probable que c’étaient celles du mien, car par un pareil chemin il n’y avait guère que moi d’assez entêté dans toute l’Iméritie pour voyager avec un traîneau ; dans tous les cas, dis-je, ce traîneau allait quelque part où mon cheval voulait aller lui-même. En laissant mon cheval suivre sa volonté d’accord avec les traces imprimées dans la neige, j’irais où avait été le traîneau.

Je lâchai de nouveau la bride, et mon cheval se remit en route avec une nouvelle ardeur.

Je voyais sous bois comme des ombres d’animaux qui me suivaient sans aucun bruit ; de temps en temps une de ces ombres me jetait deux flammes : c’étaient les deux yeux d’un loup qui regardait de mon côté.

Je m’en inquiétais peu, mais mon cheval s’en inquiétait davantage : il tournait la tête à droite et à gauche et renâclait.

Puis il pressait le pas.

Cette hâte d’arriver était un bon signe, elle prouvait que nous approchions de la station.

Je commençais, en outre, à entendre des abois de chiens, mais encore très-éloignés.

J’aperçus à ma gauche une masse sombre ; un instant j’eus l’espoir que c’était une maison. Elle était entourée d’une haie ; je fis franchir la haie à mon cheval et fis le tour du bâtiment.

C’était une chapelle abandonnée.

En face de la porte de la chapelle était un poste de Cosaques abandonné comme la chapelle.

Je fis de nouveau franchir à mon cheval la haie, mais de l’autre côté était un fossé que je ne pouvais voir, à cause de la neige qui l’encombrait.

Mon cheval s’abattit, et je roulai dans le fossé.

Par bonheur le voisinage de la chapelle avait sans doute écarté les loups ; si j’eusse été dans le chemin, je ne me serais certes pas relevé sans avoir affaire à eux.

Je me remis en selle, lâchai de nouveau la bride à mon cheval, qui repartit dans la même direction.

Je n’avais pas fait cent pas que je vis venir à moi un homme à cheval.

Je m’arrêtai, je portai la main à mon kangiar, la seule arme que j’eusse, et me plaçant en travers du chemin, je criai en russe :

Ktoidiot ? Qui vient ?

Brats, répondit l’homme, c’est-à-dire un frère.

J’allai à mon frère, qui était le bienvenu.

C’était un Cosaque du Don avec son papack à grand poil et sa longue lance.

Il m’était dépêché par Moynet, qui, arrivé à la station et inquiet de nous, l’envoyait à la découverte.

Il marcha devant, je le suivis.

Une demi-heure après, à travers les vitres de la maison de