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le caucase

poste, je vis les deux silhouettes de Moynet et de Grégory qui se chauffaient devant un grand feu.

J’avoue que cette vue me parut plus récréative que celle des loups qui, une heure auparavant, me suivaient.

Je donnai au Cosaque un rouble et fis donner double ration d’avoine à la pauvre bête qui venait de me tirer si intelligemment d’embarras.

Avis aux voyageurs qui se trouveraient dans la même situation.

Le traîneau, dételé, était à la porte. Les chevaux et les bagages n’arrivèrent que deux heures après moi.

Les hiemchicks m’avaient perdu ou volé, ce qui est infiniment plus probable, deux fusils circassiens, dont un magnifique : le canon portait la marque du fameux Kerim.

Il valait deux chevaux du Karabak, et avait été pris sur un chef lesguien à l’affaire où le général Stepzoff avait été tué.

Par bonheur il m’en restait deux, celui du prince Bagration et celui du prince Tarkanoff.

CHAPITRE LVI.

Les Scopsis.

Nous passâmes la nuit à la station de Goubinskaïa, et partîmes le lendemain matin pour le vieux Maranne.

Comme la veille, je gardai un cheval de main, quoique je fusse décidé à faire autant que possible la route sur le traîneau.

Moynet, qui la veille s’était, en tombant de cheval, déchiré la main en se retenant à une branche, me demanda de monter mon cheval en attendant que je le montasse moi-même ; il avait une excellente selle à la hussarde que m’avait prêtée, comme je crois l’avoir dit, le colonel Romanoff.

C’était tout simple ; il enjamba la selle à la hussarde, je m’assurai de mon mieux sur le traîneau, et nous partîmes.

Il avait vigoureusement gelé pendant la nuit, ce qui rendait le chemin plus facile au traîneau, plus difficile aux chevaux.

Il en résulta qu’au lieu de me trouver, comme la veille, à la queue de la caravane, je me trouvai à sa tête, et qu’au lieu d’aller plus lentement que mes compagnons, ce fut moi qui allai plus vite.

Au bout d’une heure à peu près, en tournant la tête en arrière, je vis poindre un cheval sans cavalier. Je fis à l’instant même arrêter le traîneau ; le chemin était si mauvais que Baucher lui-même n’aurait pu répondre de rester en selle.

Derrière le cheval venait un cavalier qui semblait courir après ; ce cavalier, c’était Grégory : c’était donc Moynet qui avait été démonté.

En un instant, cheval et cavalier furent près de moi ; mes hiemchicks arrêtèrent le cheval.

Le cheval s’était abattu dans un fossé et avait jeté Moynet par-dessus sa tête, juste ce que le mien m’avait fait la veille.

Heureusement, cette fois, il n’avait point trouvé une branche où se retenir, de sorte qu’il ne s’était fait aucun mal.

Je continuai mon chemin, afin, s’il était possible, de précéder mes compagnons et de faire préparer les chevaux ; le Géorgien devait, sur l’ordre de Grégory, me rejoindre et me servir d’interprète.

Tout alla assez bien jusqu’à dix heures du matin, mais à dix heures du matin, le même phénomène que nous avions vu se produire dans les pays de plaine se renouvela, c’est-à-dire que malgré la neige qui couvrait la terre, l’atmosphère s’échauffa sous les rayons d’un soleil ardent, que peu à peu la neige fondit, et que je me trouvai dans un océan de boue.

Qui n’a pas vu les boues de la Mingrélie, — si je n’étais pas encore en Mingrélie, j’étais au moins sur la frontière, — qui n’a pas vu les boues de la Mingrélie, n’a rien vu.

En un instant je me trouvai recouvert d’une couche de terre noirâtre, qui menaçait de faire un bon creux, dont je serais le modèle ; j’appelai le Géorgien, je le fis monter sur un des chevaux attelés au traîneau et je pris son cheval.

La route s’était, en moins d’une heure, transformée en un marais mouvant, dans lequel mon cheval commença d’entrer jusqu’au-dessus du sabot, puis jusqu’à mi-jambe, puis jusqu’au-dessus du genou, et enfin jusqu’au poitrail.

Ce marais était coupé par des cours d’eau dans lesquels chevaux et traîneau disparaissaient à moitié ; à chacun d’eux, il fallait des efforts inouïs pour atteindre l’autre bord.

J’eus un instant l’imprudence de m’arrêter, pour assister à l’une de ces extractions, et ce ne fut que quand j’essayai de repartir moi-même que je m’aperçus qu’en restant au même endroit, mon cheval avait enfoncé jusqu’au poitrail.

Mes étriers portaient sur la terre, si l’on peut appeler terre la substance liquide et mouvante dans laquelle nous tracions notre sillage.

Quelques efforts que je fisse pour tirer mon cheval de son étui, ce fut chose impossible, tant que je fus sur son dos ; je descendis en enfonçant moi-même jusqu’aux genoux dans cette fange qui semblait ne pas vouloir nous lâcher, et à grands coups de fouet je tirai mon cheval de la situation plus que fausse où il se trouvait.

Après lui, ce fut mon tour ; je m’accrochai à sa crinière, et au bout de trois ou quatre pas, je retrouvai enfin un terrain assez solide pour m’en faire un point d’appui et remonter sur son dos.

Nous fîmes quatre lieues ainsi.

J’avais acheté des bottes à Kasan, dans la prévision, je ne dirai pas de pareil chemin, ne le pouvant pas prévoir, dans un pays divisé en stations de poste, mais de mauvais chemin.

Elles montaient jusqu’au haut de ma cuisse, et par des boucles se rattachaient à la même ceinture que mon kangiar.

En arrivant à la station, j’avais autant de boue dans mes bottes que dehors.

Mais enfin j’étais arrivé, et deux ou trois fois j’avais eu la crainte de disparaître. Ces accidents, nous dit-on à Maranne, sont assez communs.

Une lieue avant d’arriver à Maranne, nous avions rencontré l’Oustskeniskale, l’Hyppus des anciens.

Les anciens appelaient l’Outskeniskale l’Hyppus, c’est-à-dire le fleuve cheval, à cause de la rapidité de sa course.

Au reste, Outskeniskale est la simple traduction du mot Hyppus, et veut dire l’eau cheval.