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le caucase

Nous nous arrêtâmes à la porte d’une auberge divisée en deux compartiments. Le plus petit de ces compartiments, formant un magasin d’épicerie ou à peu près, pouvait avoir dix pieds carrés, et renfermait, entassées les uns sur les autres, les objets de première nécessité : pain, fromage, lard, chandelles, vin, huile, mis en contact avec une simplicité toute primitive.

Deux enfants, dont le plus âgé pouvait avoir neuf ans, étaient les desservants de ce temple à Mercure.

La seconde pièce servait de salon, de salle à manger et de cuisine. Un grand feu, dont la fumée s’en allait par une ouverture pratiquée au plafond, brûlait au milieu. Le tout était surmonté d’un grenier auquel on montait par un tronc d’arbre incliné d’une dizaine de degrés, et dans lequel on avait pratiqué des entailles pour poser les pieds.

C’est là que je fis halte.

Des œufs furent mis sur le feu ; une poule, tuée et plumée pour la circonstance, fut enfilée au bout d’un bâton et tourna sur de la braise, pendant que l’un des deux gamins me grattait des pieds à la tête avec un couteau, comme il eût fait d’un poisson ou d’une carotte.

Je me lavai la figure et les mains dans l’eau fangeuse de l’Hyppus, — que l’on me permette de préférer l’ancien nom au nouveau, — et les fis sécher au soleil. Depuis notre départ de Tiflis nous n’avions pas trouvé une serviette que nous eussions eu le courage de mettre en contact avec notre figure.

J’avais mouchoirs et serviettes dans mes malles, mais on se rappelle que les clefs de ces malles étaient restées à Tiflis, et que le courrier de la poste, qui doit faire le chemin en quarante-huit heures au plus, n’était point arrivé à Koutaïssi, quoiqu’il fût parti depuis neuf jours.

C’est cruel de ne pas manger, c’est dur de ne pas boire, c’est agaçant de ne pas dormir, mais pour un homme habitué à avoir une toilette bien montée dans sa chambre à coucher, il y a quelque chose de pis que cela, c’est de ne pas se laver.

Lorsque Moynet et les bagages arrivèrent, les œufs étaient durs, la poule était rôtie et les chevaux prêts.

Nous n’avions plus que sept verstes à faire pour arriver au nouveau Maranne. Je remontai sur mon traîneau d’après l’assurance qui me fut donnée que les chemins étaient meilleurs.

Nous mîmes une heure et demie à faire ces sept verstes à travers une fange liquide que le traîneau déplaçait comme fait un navire de l’eau de la mer, et qui, comme l’eau de la mer, se refermait en clapotant sur son sillage.

Mais nous étions arrivés, mais nous allions trouver le Phase, mais nous allions pouvoir aller en bateau jusqu’à Poti, c’est-à-dire jusqu’à la mer Noire.

Il est vrai que nous y arrivions au temps de ses plus terribles tempêtes, mais mieux vaut, au bout du compte, si l’on doit absolument se noyer, se noyer dans de l’eau que dans la boue et la fange.

J’avais une lettre pour le prince Gueguitzé, gouverneur de la colonie de la nouvelle Maranne.

Cette colonie se compose de Scopsis.

J’ai déjà dit dans les premiers volumes de mon voyage en Russie ce que c’était que cette secte des Scopsis, l’une des soixante-douze hérésies de la religion grecque.

Ceux de mes lecteurs qui voudront avoir de plus grands détails sur ces fanatiques recourront donc au chapitre qui raconte leur origine, expose leurs principes, explique leur but ; ici, pour ne nous répéter que dans ce qu’il est absolument nécessaire que l’on sache, nous nous contenterons de dire qu’après un premier enfant, ces malheureux se mutilent, et stérilisent leurs femmes à l’aide d’opérations presque aussi douloureuses sur un sexe que sur l’autre.

Dans un pays comme la Russie, où l’homme fait défaut à la terre, cette hérésie devient presque un crime de haute trahison ; aussi en Russie, où les souverains, à leur avénement au trône, proclament presque toujours des amnisties, sinon complètes, du moins fort étendue, jamais un Scopsi n’est compris dans les grâces qu’accorde le czar.

J’avais souvent, dans le cours de mon voyage, eu l’occasion de rencontrer quelques-uns de ces malheureux, mais isolés, et sans que leur agglomération me les désignât ; cette fois j’allais voir une colonie tout entière de ces étranges hérétiques.

Quatre cents hommes ayant cessé d’être hommes réunis sur un seul point.

À la vue de mon traîneau qui s’arrêtait, cinq ou six de ces malheureux accoururent, je me trompe, — les Scopsis ne courent jamais, — vinrent pour décharger les bagages : chez eux, l’amour du gain combat l’alanguissement du corps et les fait, sinon actifs au travail, du moins obstinés à la besogne.

Rien de plus triste que ces spectres, avec leur capote grise de condamnés, leur petite voix flûtée, leurs rides précoces, leur graisse maladive et leur absence de muscles.

Deux Scopsis portaient à peine une malle qu’un de nos hiemchicks jetait d’une main sur son épaule et allait déposer sous le vestibule.

Il en fallut six pour porter un coffre rouge pesant une centaine de kilos.

Il va sans dire qu’il n’y a parmi eux aucune femme. Les femmes stérilisées sont parquées dans des colonies à part. Pourquoi réunirait-on ces deux débris de l’espèce humaine qui se sont volontairement séparés ?

Quoique d’habitude les Scopsis ne se mutilent qu’après avoir été mariés et avoir eu un premier enfant, beaucoup de ceux que nous vîmes étaient trop jeunes pour avoir même accompli ce premier devoir envers leur pays.

C’étaient ceux à qui leur enthousiasme n’avait pas permis d’attendre.

Ceux-là, à vingt ans, avaient l’air de petites vieilles de cinquante. Ils étaient grassouillets, et cependant déjà ridés ; il va sans dire que pas un seul poil ne poussait sur leur visage stérile et jauni.

J’interrogeai le colonel sur leur caractère ; par malheur, il était peu observateur et ne se plaignait que d’une chose, c’est que sa colonie ne s’augmentât point ; cependant j’arrivai à en tirer quelques renseignements.