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le caucase

C’était curieux de les voir dîner.

Ils avaient entre eux deux un plat de schislick.

Pas d’assiettes, pas de couteaux, pas de fourchettes.

Ils prenaient les morceaux qui leur convenaient avec les doigts, en mangeaient la viande, et remettaient les os et les tendons sur l’assiette.

Il vint un moment où la viande de tous les morceaux fut mangée.

Alors ils repiquèrent sur les morceaux où restaient les tendons, s’inquiétant peu qui avait mangé la viande qui manquait.

Au fur et à mesure que les tendons étaient rongés, ils rejetaient les os dans l’assiette.

Enfin ils en vinrent à sucer les os.

Le soir le prince se coucha tout habillé, moins ses bottes ; son esclave entra et se mit à lui gratter les pieds.

Tout cela est barbare, me direz-vous.

Soit, mais tout cela est primitif, tout cela a les hautes qualités de la barbarie. Le jour où la civilisation mettra la main sur ces hommes, elle passera en même temps le niveau sur leur tête.

Ce jour-là, ils porteront des habits noirs, des cravates blanches et des chapeaux ronds.

Ce jour-là, ils perdront la dorure de leurs armes et l’or de leur cœur.

Pendant que le prince s’endormait en se faisant gratter les pieds, je travaillais.

Ma chambre, je l’ai dit, était chauffée par un poêle de fonte.

C’était un grave inconvénient.

Au moindre feu que j’y faisais, il rendait une chaleur tellement intense que j’étais obligé de tout ouvrir.

Le froid entrait immédiatement par les portes et par les fenêtres, et j’étais gelé.

Mais il fallait choisir entre la gelée et l’asphyxie.

Je pris une de mes cuvettes de cuivre achetées à Kasan, l’emplis d’eau et la mis sur le poêle.

Cette précaution rendit mon atmosphère plus respirable.

Enfin je me couchai à mon tour.

Mais une chose me préoccupait en me couchant.

C’était le bruit que j’entendais sous mes pieds.

J’ai dit que la maison de maître Jacob était bâtie pour ainsi dire sur des tréteaux.

J’avais donc sous mon plancher un grand espace vide.

Ce plancher, je l’ai dit encore, était à claire-voie.

Dans cet espace vide s’étaient réfugiés tous les porcs des environs. Ils y célébraient une noce.

À peine fus-je couché que le tapage, auquel, tant que je travaillais, ma préoccupation d’esprit m’avait empêché de prêter une trop grande attention, devint insupportable.

C’étaient des grognements, des grouinements, des cris en fausset, des mouvements inattendus et saccadés, qui ne s’interrompaient que pour recommencer avec plus de fureur.

J’étais enragé de colère, j’étais brisé de fatigue, et je ne pouvais pas dormir.

Enfin une idée lumineuse me traversa le cerveau.

J’avais de l’eau sur mon poêle : la chaleur du poêle l’avait chauffée à quatre-vingts degrés, mon plancher était à claire-voie.

Je me levai, je pris ma cuvette de cuivre, j’avisai l’endroit où se tenaient les époux, et à travers une des fentes du plancher, je leur versai une douche d’eau bouillante.

Ils jetèrent des cris féroces et s’enfuirent dans la cour.

Le reste des convives les suivit.

Tout rentra donc dans le repos, ou à peu près, et je m’endormis.

CHAPITRE LXI.

Les plaisirs de Poti.

Le lendemain nous tachâmes de prendre au bureau des bateaux à vapeur des renseignements précis sur l’arrivée et le départ des paquebots.

Le directeur était à la chasse et ne reviendrait que le soir.

Le soir nous retournâmes chez le directeur.

Il était rentré très fatigué et dormait.

Le lendemain nous y retournâmes.

Il ne pouvait rien affirmer.

Peut-être viendrait-il un bateau à vapeur le lendemain, peut-être le surlendemain, peut-être dans huit jours ; mais, en somme, il n’y avait de certains que les bateaux du 7 et du 21.

Et encore, quand il y avait mauvais temps, comme Poti est un port de mer sans port ni rade, les bateaux à vapeur continuaient-ils leur chemin sans s’arrêter, le petit bateau qui conduit au grand n’osant pas se mettre en mer.

Dans aucun cas, que le temps soit bon ou mauvais, le paquebot ne peut s’approcher de la côte de plus de deux verstes.

De sorte que nous étions indéfiniment accrochés à Poti.

Nous cherchâmes dans tout le port si nous ne trouverions point quelque barque turque qui pût nous transporter à Trébizonde. Il y avait eu bon vent la nuit, et tout ce qu’il y avait de barques avait appareillé.

Rien n’est moins sûr que ces barques ; mais pour quitter Poti nous eussions tout risqué.

Souvent, lorsqu’elles transportent des voyageurs, que ces voyageurs paraissent bons à piller, le patron et l’équipage profitent du premier grain qui souffle, — et dans la mer Noire, au mois de janvier, les grains ne sont pas rares, — profitent, disons-nous, du premier grain pour échouer sur les côtes du Lazistan, dont les habitants sont tous des marchands d’hommes, des pillards et des bandits ; on simule une résistance à la suite de laquelle on livre les voyageurs ; puis, les voyageurs livrés et vendus, le patron et l’équipage partagent avec eux, au marc le franc.

Mais nous étions trois parfaitement armés, nous pouvions renouveler à Poti les munitions qui nous avaient manqué sur le Phase, et dans le cas où nous eussions pris une barque turque nous étions bien décidés à surveiller toute manœuvre tendant à nous rapprocher de la côte.

Au reste, nous n’avions pas même à combattre cette préoccupation : il n’y avait pas de barques.

Nous avions, nous et les habitans de Poti se fournissant à la boucherie de maître Jacob, mangé le bélier tué de la veille.

Un nouveau bélier fut amené, tué et dépecé pour fournir à la consommation du jour.