Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/235

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
231
le caucase

Je demandai si, pour varier un peu la nourriture, nous ne pouvions pas manger un de ces cochons qui m’avaient, en faisant la noce, empêché de dormir pendant la première nuit de mon séjour à Poti.

On me répondit par une telle somme d’objections, que je résolus de faire comme Alexandre, c’est-à-dire, ne pouvant pas dénouer le nœud gordien, de le couper.

Je pris ma carabine chargée à balle et me plaçai sur le perron.

Je n’avais que l’embarras du choix : plus de trente porcs noirs et hérissés de poils comme des sangliers sauvages, se délectaient tout autour de moi dans la fange qui fait le sol de Poti.

Ce sol, vu la pluie qui était tombée depuis notre arrivée, allait se détrempant de plus en plus.

J’avais eu un instant l’idée, pour circuler au milieu de cette boue, de me faire faire des raquettes pareilles à celles dont les Kamchadales se servent pour marcher sur la neige.

Je choisis donc au milieu de mes trente porcs celui qui me convenait le mieux, et tout en causant avec le prince Ingheradzé, je le mis en joue et lui envoyai une balle.

L’animal poussa un cri et s’aplatit.

Après quoi je rentrai tranquillement dans ma chambre.

Le propriétaire du porc, quel qu’il fût, viendrait en réclamer le prix ; si ce prix était raisonnable je le payerais, s’il était trop élevé nous irions devant arbitres.

Le propriétaire vint en effet et réclama quatre roubles.

Le prince discuta pour moi, et l’affaire s’arrangea pour trois.

C’était douze francs : le porc pesait une trentaine de livres, c’était de la chair à six ou sept sous la livre, il n’y avait trop rien à dire.

Au milieu des cinq ou six familiers de la maison Jacob, qui vivaient de la maison, comme cela se pratique en Orient, ceux-ci allumant le poêle, ceux-là balayant les corridors, ceux-là faisant chauffer le somavar, ceux-là nettoyant les pipes, ceux-là, enfin, dormant, il y en avait un qui se distinguait par son activité et sa vigilance.

C’était un beau et vigoureux garçon de vingt-deux ou vingt-trois ans, nommé Wasili.

Je le chargeai de l’apprêt de notre porc.

Il ne parut pas embarrassé le moins du monde, amassa une certaine quantité de paille dans la cour, le coucha délicatement dessus, le recouvrit de paille et le flamba.

Puis, le porc flambé, il le gratta avec son kangiar, l’ouvrit et le vida.

Quant à lui demander d’en faire du boudin et des saucisses, c’eût été trop exiger de lui.

Aussi le porc ouvert, nettoyé, lavé, pendu par une patte, Wasili fut-il reconnu avoir fait, et intelligemment fait, tout ce qu’il lui était possible de faire.

Au reste, à la suite du la distraction que venait de nous donner Wasili par la flambaison et l’autopsie de son porc, un spectacle assez curieux nous attendait.

Les sons d’un tambour arrivaient jusqu’à nous.

Il ne fallait pas négliger les distractions, à Poti les distractions sont rares.

Nous passâmes du balcon de la cour au balcon de la rue.

Un pauvre diable qui fait au son du tambour les annonces à Poti, s’arrêtait, je ne dirai pas à chaque carrefour, il n’y a pas de carrefours à Poti ; je ne dirai pas à chaque coin de rue, il n’y a pas plus de rues que de carrefours, s’arrêtait devant chaque maison, — il y en a quinze ou seize, — sa tournée était donc bientôt faite, battait un roulement, et lisait une pancarte que les habitants de la maison, attirés sur leur porte par le bruit, écoutaient avec assez d’indifférence.

Et cependant cette annonce ne manquait pas d’intérêt pour eux, elle devait surtout flatter éminemment leur orgueil.

Un arrêté de l’empereur déclarait qu’à partir du 1er janvier 1859, Poti était décidément une ville.

Un arrêté pareil avait annoncé, deux ans auparavant, que Poti était décidément un port.

On a vu quel port est Poti, malgré l’arrêté de Sa Majesté l’empereur.

Nous verrons dans deux ans quelle ville sera Poti.

Mais ce qu’il y avait de curieux, ce n’était pas précisément l’emphatique annonce qui était faite, c’était le malheureux qui la faisait.

Tant qu’il marchait dans cette fange qui compose le sol de Poti, cela allait encore : en s’aidant des pierres semées, des poutres tendues, des monticules formés, il arrivait encore, après des méandres sans fin, à atteindre l’endroit où il devait faire sa proclamation.

Seulement, pendant sa proclamation, il enfonçait graduellement dans la boue, où il eût fini par disparaître, si en général il ne s’était pas arrêté à son tambour qui faisait obstacle.

Alors on allait à lui, et à l’aide de la main, de bâtons et de cordes, on finissait par le tirer de sa gaine.

Après quoi il se remettait en route, et allait faire plus loin une autre proclamation.

Nous étions donc rassurés désormais. Poti était une ville, nous avions le droit d’exiger de Poti tout ce que l’on exige d’une ville.

Nous en exigeâmes d’abord de l’huile et du vinaigre.

Ce fut chose difficile à se procurer ; mais enfin on trouva un bocal de pickles anglais et un flacon d’huile de Lucques.

Le poivre était plus rare et donna beaucoup plus de peine : enfin je découvris dans une bouteille, chez le pharmacien, des boulettes qui ressemblaient à du poivre en grain.

Je mordis dedans. Je ne m’étais pas trompé : c’était du poivre.

Je voyais voltiger des quantités de pigeons ramiers, et j’entendais chanter des multitudes de merles.

Je mis un fusil aux mains de Moynet et de Grégory, je les invitai à prendre un bateau et à aller faire une chasse dans l’île.

Moynet prit son album sous un bras, son fusil sous l’autre, et partit avec Grégory.

J’avais une prétention étrange, c’était de fêter l’inauguration de Poti comme ville, en donnant au prince Ingheradzé et à mon marchand turc le meilleur dîner qui eût jamais été confectionné à Poti.

Grâce à la chasse que j’avais déjà faite, j’avais à ajouter au mouton de la veille, dont j’avais fait garder le filet, le porc que j’avais tué le matin du balcon de notre hôtel.

En outre, je comptais bien sur une douzaine de merles et