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le caucase

deux ou trois canards sauvages, du fait de Moynet et de Grégory.

En cherchant bien, on trouverait deux poulets et des œufs.

J’avais en outre, en retournant notre cuisine, reconnu une espèce de double fond où une main amie avait, en quittant Moscou, fourré deux ou trois boîtes de conserves.

Je les ouvris. Les unes contenaient des légumes pour potage à la julienne, l’autre des haricots verts et des flageolets.

J’arrêtai d’avance ma carte, sauf la modification que pouvaient y apporter Moynet et Grégory, en supposant que Moynet et Grégory fissent buisson creux.

Dans ce cas, leur rôti de gibier serait remplacé par un rôti de porc.

Deux heures après, Moynet et Grégory revenaient avec douze merles, deux canards et trois pigeons ramiers.

Wasili, de son côté, s’était procuré deux jeunes poulets et deux douzaines d’œufs.

J’étais donc en mesure.

Laissez-moi causer un peu cuisine avec vous, cher lecteur, en attendant ce fameux livre du Cuisinier pratique que je vous ferai un jour.

Vous aussi vous pouvez vous trouver sur une plage dénuée de toute chose, et il n’y a pas de mal, lorsque l’on s’aventure dans une ville proclamée ville par l’empereur de Russie, d’étudier un peu son Robinson Crusoé de 1859.

Voici la carte du dîner d’inauguration de Poti comme ville :

POTAGE.

Julienne.

RELEVÉ DE POTAGE.

Chou au porc frais.

ENTRÉES.

Schislick, avec amélioration ;
Rognons de porc sautés au vin ;
Poulets à la provençale.

ROTI.

Deux canards et douze merles.

ENTREMETS.

Flageolets à l’anglaise ;
Œufs brouillés au jus de rognons.

SALADE.

Haricots verts.

DESSERT.

Noix sèches, thé, café, vodka.

Premier service : Vin de Mingrélie.
Deuxième service : Vin de Kakhétie.
Troisième service : Vin du Gouriel.

Convenez que pour des affamés de trois jours, c’était à en faire venir l’eau à la bouche.

Maintenant, passons au procédé et détaillons la préparation de quelques-uns des plats que nous venons d’énumérer.

D’abord, expliquons comment je comptais faire sans bœuf le bouillon dont j’avais la prétention de mouiller ma julienne.

Un entre-côte de mouton et une vieille poule bouillaient déjà depuis deux heures, lorsque Moynet et Grégory revinrent de la chasse avec leurs deux canards, leurs douze merles et leurs trois pigeons ramiers.

Pendant que l’on plumait les pigeons ramiers, je pris mon fusil et tuai un corbeau.

Ne méprisez pas le corbeau comme chair à bouillon, cher lecteur, vous ne savez pas ce que vous mépriseriez.

Un corbeau dans un pot-au-feu vaut deux livres de bœuf, croyez-en un chasseur ; seulement il faut, non pas le plumer comme un pigeon, mais le dépouiller comme un lapin.

Je mis le corbeau et les trois ramiers dans la marmite, et laissai réduire en mijolant.

Puis, quand le bouillon eut atteint les deux tiers de sa force, je pris un magnifique chou pommé, je fonçai la casserole de bandes de porc entre-lardé, de manière que le chou en fût cuirassé de tous les côtés, ayant soin que la casserole présentât seulement un intervalle de dix centimètres entre le cuivre et le chou.

Cet intervalle fut rempli de bouillon une première fois, puis Wasili, placé, une cuiller à pot à la main, à portée à la fois de la marmite et de la casserole, fut chargé, au fur et à mesure que le bouillon de la casserole s’épuiserait, de le remplacer par le bouillon de la marmite.

Tout au contraire du pot-au-feu qui devait mijoter, le chou devait être mené à grands bouillons.

Wasili remplit sa mission en homme qui n’eût fait que cela toute sa vie.

Maintenant, le chou cuit devait être servi sur le lard, et le bouillon de la casserole devait aller renforcer celui de la marmite.

C’était dans celui de la marmite que Moynet devait faire revenir les légumes conservés de la julienne.

Maintenant que vous savez comment, en pareille circonstance, vous devez, cher lecteur, faire votre potage et votre relevé de potage, passons au schislick avec amélioration. Vous savez comment se fait le schislick, n’est-ce pas ?

Voici l’amélioration que j’avais inventée :

Au lieu de couper le filet par morceaux de la grosseur d’une noix, je le laissais dans toute son intégralité ;
Je l’enfilais à une baguette dans le sens de sa longueur ;
Je le saupoudrais convenablement de sel et de poivre ;
Je plaçais sur un pavé une des extrémités de la baguette ;
Je mettais l’autre extrémité à la main gauche de Wasili ;
J’armais sa main droite du kangiar le mieux affilé de tous mes kangiars.
À mesure que la surface du filet rissolerait, Wasili couperait en longueur cette surface, en lui donnant l’épaisseur de deux ou trois centimètres ;
Puis, pendant que l’on servirait cette première surface enlevée, il saupoudrerait de sel et de poivre la surface mise à vif par l’ablation de la croûte supérieure, et remettrait le reste sur le feu ;