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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Bonaparte les reçut tous dans un grand salon donnant sur la mer, leur lit distribuer ses proclamations traduites en arabe, et leur offrit un repas dans la préparation duquel on eut soin de ne blesser en rien les coutumes du pays.

Ils acceptèrent avec satisfaction, s’accroupirent et commencèrent à tirer à pleines mains, chacun de son côté.

Au milieu du repas, la musique réunie de trois régiments d’infanterie fit éclater tout à coup le Chant du Départ.

Quoique l’explosion fût à la fois terrible et inattendue, pas un des Arabes ne tressaillit, et chacun continua de manger, malgré l’effroyable tintamarre que faisaient ces cent vingt musiciens.

Lorsque l’air fut fini, Bonaparte leur demanda si cette musique leur plaisait.

— Oui ! répondirent-ils ; mais nous avons la nôtre, qui vaut mieux.

Bonaparte désira alors entendre cette musique, si supérieure à la musique française. Trois Arabes quittèrent aussitôt le repas ; deux prirent des espèces de tambours, l’un qui ressemblait à la boutique d’un marchand d’oublies, l’autre à un potiron coupé par la moitié ; le troisième s’empara d’une espèce de guitare à trois cordes, et le concert arabe commença, faisant gravement concurrence au concert français. Bonaparte leur adressa de grands compliments sur leur musique, leur fit donner la récompense promise, et, de part et d’autre, on se jura amitié.

Une dizaine d’hommes manquaient à l’appel. Les Bédouins étaient en train de décapiter leurs prisonniers et avaient déjà accompli le tiers de leur besogne, lorsqu’ils apprirent qu’il y avait cent piastres de récompense pour chaque prisonnier ramené vivant. En hommes qui mettent les affaires en première ligne et font passer le commerce avant tout, ils s’interrompirent à l’instant même, et se contentèrent de se livrer sur leurs prisonniers à un autre divertissement moins cruel, mais plus extraordinaire, aux yeux des captifs, que celui qu’ils avaient craint d’abord.

Il en résulta que, lorsque Bonaparte fit venir ces prisonniers