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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

vance qu’il est un homme mort et que, dans une pareille chute, rien ne peut le sauver. Il est donc inutile qu’il crie : son cri ne le sauvera point et peut faire manquer l’entreprise en donnant l’éveil.

Trois hommes tombèrent ; on entendit leurs corps bondir de rocher en rocher ; mais on n’entendit pas un cri, pas une plainte, pas un soupir.

On arriva sur le plateau. Quoique la nuit fût obscure, on pouvait distinguer du fort cette longue ligne noire qu’allaient tracer sur la neige les habits bleus des soldats. Mais le cas était prévu ; chaque homme avait roulé sur son sac une chemise et un bonnet de coton.

C’était l’uniforme ordinaire de mon père, lorsque, la nuit, il chassait le chamois.

On arriva jusqu’au pied des palissades sans avoir éveillé un seul qui-vive.

Parvenus aux palissades, les soldats commencèrent à escalader ; mais mon père, grâce à sa force herculéenne, trouva un moyen plus simple et moins bruyant : c’était de prendre chaque homme par le fond de son pantalon et le collet de son habit et de le jeter par-dessus les palissades. La neige amortissait à la fois et la chute et le bruit. Surpris pendant leur sommeil, et voyant au milieu d’eux les soldats français sans savoir comment ils y étaient parvenus, les Piémontais firent à peine résistance. Un mois, juste jour pour jour, après la prédiction faite, le mont Cenis était à nous.

Tandis que mon père enlevait le mont Cenis, une autre colonne de l’armée des Alpes, passant par le col d’Argentière, en avant de Barcelonnette, s’emparait du poste des Barricades, envahissait la vallée de la Hure et mettait ainsi l’armée des Alpes presque en relation avec l’armée d’Italie, dont l’extrême gauche s’avançait jusqu’au-dessus du petit village d’Isola, vers San-Dalmatio-Salvatico.

Mon père en était arrivé juste au point où l’on rappelait les généraux en chef de l’armée des Alpes pour les guillotiner.