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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Mais, avant de quitter Paris, mon père avait un compte à régler avec son ancien colonel Saint-Georges.

Nous avons dit en temps et lieu que, loin de se rendre à son régiment, Saint-Georges avait trouvé plus commode de demeurer à Lille, où il s’était fait envoyer, par le gouvernement, des chevaux de remonte ; ce qui ne l’avait pas empêché, en vertu des pouvoirs que s’arrogeaient les chefs de corps à cette époque, de requérir une énorme quantité de chevaux de luxe dont il avait trafiqué.

Le chiffre auquel ces chevaux étaient estimés montait à près d’un million.

Quoiqu’on ne fût pas bien sévère à cette époque sur ces sortes de peccadilles, Saint-Georges s’était donné de telles licences, qu’il fut appelé à Paris pour y rendre ses comptes. Comme les comptes de Saint-Georges étaient fort mal tenus, il trouva à propos de tout rejeter sur mon père, en disant que c’était le lieutenant-colonel Dumas qui avait été chargé de la remonte du régiment.

Le ministre de la guerre écrivit dont à mon père, lequel prouva immédiatement qu’il n’avait jamais commandé une seule réquisition, ni acheté ni vendu un seul cheval.

La réponse du ministre déchargea entièrement mon père. Mais il n’en avait pas moins gardé rancune à Saint-Georges, et, comme sa loupe, qui le faisait horriblement souffrir, l’entretenait dans une mauvaise humeur continuelle, il avait positivement résolu de se couper la gorge avec son ancien colonel.

Saint-Georges, tout brave qu’il était, le pistolet ou l’épée à la main, aimait assez à choisir ses duels. Heureux ou malheureux, celui-là devait faire grand bruit.

Mon père se présenta donc trois fois chez Saint-Georges sans le trouver ; puis il y retourna trois fois encore, en laissant chaque fois sa carte.

Enfin, sur la dernière de ces cartes, il écrivit au crayon une menace tellement pressante, que, le surlendemain du jour où il avait été opéré ; mon père étant couché et gardé par Dermoncourt, le même qui, sur son ordre, avait fait bois de chauf-