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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 10.djvu/95

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

ral, la multitude considère un grand homme à la manière dont elle regarde un beau tableau, sans pouvoir se rendre compte de ce qui en constitue le mérite : aussi les traces qu’il laisse dans sa mémoire doivent-elles être éphémères ; il n’y a que les esprits supérieurs qui puissent apprécier les grands hommes, et conserver leur souvenir.

— Cette fois, vous vous trompez, monseigneur : c’est le peuple qui est fidèle à sa religion. Les grands hommes sont des dieux qui n’admettent pas d’autres divinités, ou qui les discutent avant de les admettre. Le peuple juge par sentiment, non par appréciation, et vote d’enthousiasme les immortalités.

— Souvent aussi le duc de Reichstadt parlait des capitaines antiques ; parmi ceux-ci, il préférait César à Alexandre, Annibal à César.

Voici l’appréciation que, d’après lui, le chevalier de Prokesch nous a donnée du vainqueur de la Trébia, de Trasimène et de Cannes.

— C’est le plus beau génie militaire de l’antiquité ; c’est l’homme le plus habile dans la’stratégie de son époque. On lui reproche — qui cela, d’ailleurs ? des pédants de collège, des stratégistes de bibliothèque ! — de n’avoir pas su profiter des succès qu’il avait obtenus ; mais conçoit-on la différence qui eût existé entre Annibal chef d’un empire, disposant librement de ses ressources, et le simple général d’une république jalouse, d’un sénat composé de ses envieux, et d’esprits étroits, qui, par de honteux calculs, lui refusaient lea moyens d’assurer le triomphe de ses armes ? Annibal a le mérite d’avoir formé Scipion à la victoire ; et l’un des plus grands phénomènes de l’antiquité, c’est de voir ce général faire triompher si longtemps, par son génie, une nation de marchands, d’un peuple de soldats.

Nous ne reprocherons à ces idées que d’être un peu alignées à la manière classique. Parlait-il ainsi, le fils de l’homme dont le style incohérent, marchant par enjambées de géant ou par bondissements de lion, éclatait surtout en images ? — Oui, répondront M. de Montbel et M. le chevalier de Prokesch.