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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 2.djvu/108

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

cette compassion des exilés, cette mélancolie de la mort, cette prévoyance du Dieu inconnu qui sont en lui, m’ont dès l’abord souverainement attendri ; la mélodie de ses vers, leur facilité à être scandés me charmaient surtout, et parfois me bercent encore dans mes demi-sommeils. J’ai su par cœur des chants entiers de l’Énèide, et, aujourd’hui, je crois que je pourrais dire d’un bout à l’autre le récit d’Énée à Didon, quoique je ne sois pas capable de construire une phrase latine sans faire trois ou quatre barbarismes.

Le dimanche tant attendu arriva enfin ! même insomnie pendant la nuit, même émotion au matin, même ardeur au départ. Ce jour-là, nous ne chassions plus au miroir, mais purement et simplement devant nous ; les perdrix partaient à des distances énormes. N’importe ! je tirais toujours ; seulement, rien ne tombait. Enfin, en arrivant à la crête d’une de ces montagnes, qu’on appelle chez nous des larris, je surpris une pariade qui partit à une portée ordinaire. J’envoyai mon coup de fusil au hasard : une des deux perdrix, atteinte à l’extrémité du fouet de l’aile, indiqua par la déclivité de son vol qu’elle était blessée.

— Touchée ! me cria M. Picot.

Je l’avais bien vu, qu’elle était touchée, et j’étais parti après elle.

Ce fut seulement quand je me sentis lancé sur la pente rapide que je compris mon imprudence. Au bout de vingt pas, je ne descendais plus, je bondissais ; au bout de trente, je ne bondissais plus, je volais, je sentais à tout moment mon équilibre près de se perdre ; ma vitesse s’accroissait en raison de ma pesanteur ; j’étais une application vivante du carré des distances de Galilée. M. Picot me voyait dégringoler sans pouvoir me retenir, tant j’étais lancé violemment vers un endroit où la montagne était coupée à pic par l’ouverture d’une carrière ; je voyais moi-même la direction que je prenais sans avoir la puissance de m’arrêter. Le vent avait emporté déjà ma casquette ; je jetai mon fusil, j’arrivai à cette ouverture. Tout à coup la terre me manqua, je sautai ou plutôt je tombai d’une hauteur de dix à douze pieds, et je disparus dans la neige,