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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 2.djvu/190

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

aiment la valse pour la valse ; qui sont doublement gracieuses, parce qu’elles se laissent aller sans calculer leurs mouvements ; doublement belles, parce qu’elles ne songent pas à être belles.

La musique s’arrêta ; nous restâmes fermes à notre place ; moi, le sourcil froncé, les dents découvertes, le regard fixe ! elle, souple, haletante, abandonnée.

Un immense changement venait de s’opérer en moi. Ce souffle, ces cheveux, cette émanation féminine, m’avaient fait homme en quelques minutes.

— Valsons-nous encore ensemble ? lui demandai-je.

— Tant que vous voudrez, me répondit-elle.

Elle alla s’asseoir près de sa compagne, qui se pencha à son oreille. J’écoutai à la fois de l’ouïe et de la vue.

— Voyons, dit Laure avec un sourire qui indiquait le côté railleur de la réclamation, ne va pas me prendre mon collégien ; tu sais bien que c’est à moi que mon oncle l’a donné.

— Non, répondit l’Espagnole en montrant ses blanches dents, qui semblaient aussi prêtes à mordre qu’à caresser ; seulement, tu me le prêteras pour la valse, et je te le rendrai pour la danse.

Il y avait au fond de tout cela une moquerie que je devinai ; il était évident qu’aux mains de ces deux belles créatures à la beauté si différente, j’étais un joujou sans importance, une espèce de volant qu’on pouvait impunément renvoyer d’une raquette à l’autre, dût la violence des coups faire sauter quelques-unes de ses plumes.

J’avais bien vieilli depuis dix minutes ; car, cette fois, ce ne fut plus une honte que j’éprouvai, ce fut une tristesse que je ressentis ; ce n’était plus une rougeur humide qui me montait au front, c’était une morsure aiguë qui me faisait saigner le cœur.

J’entrais réellement dans le second cercle de la vie humaine : je souffrais.

Et cependant, malgré cette souffrance, il s’élevait au fond de mon âme quelque chose comme un chant inconnu, disant un hymne mystérieux ; cet hymne glorifiait la douleur qui,