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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 2.djvu/215

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

dont le reflet se prolonge sur toute la vie ; cette charmante lutte de l’amour, qui demande sans cesse et qui ne se lasse pas d’un éternel refus ; cette conquête successive de petites faveurs, dont chacune, au moment où on l’obtient, vous remplit l’âme de joie, période matinale et fugitive d’une vie qui, pareille à l’aurore, plane au-dessus du monde, en secouant à pleines mains des fleurs sur la tête de tous les hommes, et précède, noyée dans l’aube juvénile de la puberté, le soleil ardent des grandes passions.

En effet, c’était une douce vie que celle-là : le matin, à mon réveil, ma mère avait son œil souriant et ses longs baisers suspendus à ses lèvres ; de neuf heures à quatre heures, le travail, travail qui eût été ennuyeux, c’est vrai, si j’eusse été obligé de comprendre ce que j’écrivais, mais qui était facile et commode, en ce que, tout en copiant des yeux et de la main, l’esprit restait libre et s’amusait à causer avec le cœur ; puis, de quatre heures à huit heures, ma mère encore, et, à huit heures, la joie, l’amour, la vie, l’espérance, le bonheur !

En effet, c’était à huit heures l’été, à six heures l’hiver, que nos jeunes amies, libres à leur tour, venaient nous rejoindre à un endroit convenu, nous tendaient leur front ou leurs deux joues, et nous serraient la main, sans prendre la peine, par une coquetterie malentendue ou par un hypocrite calcul, de nous cacher leur joie de se retrouver avec nous ; alors, si c’était l’été, et si le temps était beau, le parc était là avec sa pelouse moussue, ses sombres allées, ses brises tremblantes dans les feuilles, et, pendant les nuits de lune, ses larges parties d’obscurité et de lumière ; alors un promeneur solitaire eût vu passer cinq ou six couples, espacés à des distances calculées, pour avoir l’isolement sans avoir la solitude, les têtes inclinées l’une vers l’autre, les mains dans les mains, causant bas, modulant leurs paroles sur de douces intonations, ou gardant un silence dangereux ; car, pendant ce silence, souvent on se disait des yeux ce qu’on n’osait se dire de la bouche.

Si c’était l’hiver ou s’il faisait mauvais, on se réunissait chez Louise Brézette ; presque toujours la mère et la tante se