Aller au contenu

Page:Dumas - Mes mémoires, tome 2.djvu/302

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
299
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

lui faisait faire, à huit ou neuf ans, un métier auquel eût succombé une grande personne ; mais, bah ! on se consolait d’avance de tout, même de sa mort ; car on avait déjà gagné tant d’argent avec elle, qu’on pourrait, si elle venait à mourir, aller à son enterrement en carrosse.

Ce retour d’Adolphe, c’était donc pour moi un grand événement ; comme don Cléophas, je me pendais au manteau de mon excellent diable boiteux, et, enlevant pour moi la toiture des théâtres qu’il avait vus, il me faisait voir en me racontant.

Quelles longues promenades fîmes-nous ainsi ! combien de fois je l’arrêtai, passant d’un artiste à l’autre, en disant, après avoir épuisé les célébrités du Gymnase :

— Et Talma ? et mademoiselle Mars ? et mademoiselle Du chesnois ?

Et lui complaisamment s’étendait sur le génie, le talent, la bonhomie de ces artistes éminents, posant la main sur des touches inconnues du clavier de mon imagination, lesquelles faisaient vibrer des cordes sonores et ambitieuses, endormies jusqu’alors en moi, et que j’étais étonné de sentir s’éveiller dans mon cœur.

Alors, pauvre Adolphe, il lui vint peu à peu une singulière idée, c’était de me faire partager, pour mon compte, les espérances qu’il avait conçues pour le sien ; c’était de faire naître en moi le désir de devenir, sinon un Scribe, un Alexandre Duval, un Ancelot, un Jouy, un Arnault ou un Casimir Delavigne, — tout au moins un Fulgence, un Mazère ou un Vulpian.

Et, il faut le dire, c’était déjà bien ambitieux ; car, je le répète, je n’avais reçu aucune éducation, je ne savais rien, et ce ne fut que bien tard, en 1833 ou 1834, lors de la publication de mes premières Impressions de voyage, que quelques personnes commencèrent à s’apercevoir que j’avais de l’esprit.

En 1820, je dois l’avouer, je n’en avais pas l’ombre.

Huit jours avant le retour d’Adolphe, admettant pour moi cette vie de province à l’horizon restreint et muré, qu’un premier reflet du ciel venait de vivifier, j’avais posé, comme terme à mon ambition, une perception de province, aux appointe-