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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 2.djvu/84

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

route de l’île d’Elbe à Paris, dans des caisses de tambour, ces glorieux drapeaux troués par les balles d’Austerlitz, de Wagram et de la Moskova.

Ce fut un merveilleux spectacle que nous donna toute cette vieille garde, type militaire complètement disparu de nos jours, et qui était la vivante personnification de ces dix années impériales que nous venions de traverser, la légende vivante et glorieuse de la France.

En trois jours, trente mille hommes, trente mille géants passèrent ainsi, fermes, calmes, presque sombres ; pas un qui ne comprît qu’une part de ce grand édifice napoléonien, cimenté de son sang, ne pesât sur lui, et tous, comme ces belles cariatides du Pujet qui effrayèrent le chevalier de Bernin, lorsqu’il débarqua à Toulon, nous semblaient fiers de ce poids, quoiqu’on sentît qu’ils pliassent sous lui.

Oh ! ne l’oublions jamais, ces hommes qui marchaient d’un pas ferme vers Waterloo, c’est-à-dire vers la tombe, c’était le dévouement, c’était le courage, c’était l’honneur ! c’était le plus pur sang de la France ! c’était vingt ans de lutte contre l’Europe entière ; c’était la Révolution, notre mère ; c’était, non pas la noblesse française, mais la noblesse du peuple français !

Je les vis tous passer ainsi, tous jusqu’à un dernier débris de l’Égypte, deux cents mamelouks avec leurs larges pantalons rouges, leurs turbans et leurs sabres recourbés.

Il y avait quelque chose non-seulement de sublime, mais encore de religieux, de saint, de sacré dans ces hommes, qui, condamnés aussi fatalement et aussi irrévocablement que les gladiateurs antiques, comme eux pouvaient dire : Cæsar, morituri te salutant !

Seulement, ceux-là allaient mourir, non pas pour les plaisirs, mais pour la liberté d’un peuple ; ceux-là allaient mourir, non point forcés, mais de leur libre arbitre, mais de leur seule volonté.

Le gladiateur antique, ce n’était que la victime.

Eux, c’était l’holocauste.

Ils passaient un matin ; le bruit de leurs pas s’éteignit, les