Aller au contenu

Page:Dumas - Mes mémoires, tome 3.djvu/159

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
156
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Oh ! je le connaissais depuis plus de six semaines. J’avais dit à Frank de me le garder, attendu que je n’étais pas assez riche pour l’acheter.

— Comment ! vous n’étiez pas assez riche pour l’acheter, pas assez riche pour acheter ce petit bouquin ?

Le bibliomane sourit dédaigneusement.

— Savez-vous, monsieur, me dit-il, combien vaut un exemplaire du Pastissier françois ?

— Mais il me semble qu’en l’estimant un petit écu.

— Un exemplaire du Pastissier françois, monsieur ; vaut, de deux cents à quatre cents francs.

— De deux cents à quatre cents francs ?

— Mais oui… Il y a huit jours, le vieux Brunet, l’auteur du Manuel des libraires, un elzéviriomane enragé, a fait mettre dans les journaux qu’il payerait trois cents francs un exemplaire comme celui-ci. Heureusement, Frank n’a pas lu la note.

— Pardon, monsieur ! mais, je vous en ai prévenu, je suis un ignare… vous avez dit qu’un livre comme celui-ci valait de deux cents à quatre cents francs.

— De deux cents à quatre cents francs, oui.

— D’où vient cette différence dans le prix ?

— Des marges.

— Ah ! des marges !

— Toute la valeur d’un Elzévir résulte de la largeur de ses marges : plus la marge est large, plus l’Elzévir est cher. Un Elzévir non margé n’a pas de prix ; on mesure les marges au compas, et, selon qu’elles ont douze lignes, quinze lignes, dix-huit lignes, l’Elzévir vaut deux cents, trois cents, quatre cents francs, et même six cents francs.

— Six cents francs !… Je suis de l’avis de madame Méchin.

— Et quel est l’avis de madame Méchin ?

— Madame Méchin est une femme de beaucoup d’esprit.

— Oui, je sais cela.

— Son mari était préfet du département de l’Aisne.

— Je sais encore cela.

— Eh bien, un jour qu’elle visitait Soissons avec son mari,