Aller au contenu

Page:Dumas - Mes mémoires, tome 3.djvu/191

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
188
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Son grand air, dans Sylvain, était :

Je ne sais pas si mon cœur aime.

Un peintre de Lorient fit, alors, son portrait : c’était en 1808. En 1839, madame Dorval retourna à Lorient, sa ville natale. Le lendemain d’un grand succès, elle vit entrer un vieillard à cheveux blancs, qui venait, lui aussi, lui faire son offrande. Cette offrande était ce portrait d’enfant, sur lequel un tiers de siècle avait passé, et que ne reconnaissait plus la femme.

Aujourd’hui, le peintre est mort ; aujourd’hui, madame Dorval est morte, et ce portrait continue à sourire.

11 était dans la chambre à coucher de Dorval. Je le vis, pour la première fois, le jour où j’aidai à lui fermer les yeux.

C’était une triste chose, je vous jure, que ce portrait d’enfant en face de ce lit de mort, que ce visage rose en face de ce visage livide. Combien de joies, d’espérances, de déceptions et de douleurs, entre ce sourire juvénile et ce gisement d’agonie !

À douze ans, la petite Delaunay quittait Lorient avec toute la troupe. Alors, — c’était en 1810, — les diligences ne sillonnaient pas la France en tout sens ; alors, les chemins de fer ne comblaient pas encore les vallées, ne trouaient pas encore les montagnes ; il s’agissait d’aller à Strasbourg, c’est-à-dire de traverser la France de l’ouest à l’est ; on se cotisa ; on acheta une grande carriole d’osier, et l’on mit six semaines à aller de l’Océan au Rhin.

La troupe comique traversa Paris, et s’arrêta quatre jours dans la capitale ; c’était à l’époque de la grande réputation de Talma. Était-il possible de traverser Paris sans voir Talma ? Pendant trois jours, la mère et la fille économisèrent sur leur déjeuner et sur leur dîner, et, le quatrième jour, elles purent prendre deux billets de seconde galerie.

Talma jouait Hamlet.

Comprenez-vous, vous qui avez connu madame Dorval, ce que ce devait être, pour une organisation comme la sienne, que de voir jouer l’illustre acteur ; ce que c’était, pour ce cœur,