Aller au contenu

Page:Dumas - Mes mémoires, tome 3.djvu/199

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
196
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

En effet, j’entendis, dans la chambre voisine, un pas à la fois plein d’aplomb et de mesure, un vrai pas de chef de bureau.

Un instant après, la porte de notre bureau s’ouvrit, et Raulot parut.

— M. Oudard demande M. Alexandre Dumas, dit-il.

Je me levai, je jetai un coup d’œil sur Lassagne ; il comprit ce que je lui demandais.

— Allez, allez, dit-il, c’est un excellent homme ; seulement, il faut le connaître ; mais vous le connaîtrez bientôt.

Ce n’était pas tout à fait rassurant ; aussi, ce fut avec un assez vif battement de cœur que, faisant le tour par le corridor, j’entrai dans le bureau de M. Oudard.

Je le trouvai debout devant la cheminée.

C’était un homme de cinq pieds six pouces, au visage brun, aux cheveux noirs, à la figure immobile, douce et ferme à la fois. Son œil noir avait la fixité de regard particulière aux hommes qui, d’une classe inférieure, sont passés à une position assez élevée ; cet œil était presque dur quand il s’arrêtait sur vous ; on eût dit qu’il se cramponnait à chaque homme ou à chaque objet qu’il rencontrait sur sa route, comme à un instrument qui pouvait lui faire faire un pas de plus vers le but, connu de lui seul, qu’il se proposait d’atteindre. Il avait de belles dents ; mais, contre l’habitude de ceux qui possèdent cet avantage, le sourire rare ; on comprenait que rien ne lui était indifférent, pas même les événements les plus minimes ; — un caillou mis sous le pied grandit un ambitieux de la hauteur de ce caillou.

Oudard était profondément ambitieux ; mais, comme, en même temps, il était essentiellement honnête homme, je doute que son ambition lui ait jamais, je ne dirai pas inspiré une mauvaise pensée, — quel homme est maître de ses pensées ? — mais fait commettre une mauvaise action.

Plus tard, on le verra dur pour moi, presque impitoyable.

Il le fut, j’en suis sûr, dans une bonne intention ; il ne croyait pas à l’avenir que je voulais me créer, et il craignait