Aller au contenu

Page:Dumas - Mes mémoires, tome 3.djvu/229

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
226
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Le hasard a trahi mon espoir et le vôtre ;
Mais, des bords du tombeau, je puis enfin bénir
Les nœuds qui pour jamais doivent vous réunir.
Si tu l’aimes, viens, jure au dieu de la victoire
De sertir, aujourd’hui, la patrie et la gloire ;
D’éclairer les Romains par toi seul égarés ;
De rétablir la paix dans ces remparts sacrés ;
Jure ! dis-je. À l’instant, je le donne ma fille,
Je te lègue mon nom, mon honneur, ma famille ;
Et les dieux ne m’auront opprimé qu’à demi,
Si, dans un vrai Romain, je retrouve un ami !

Lucien, à cette époque, avait trente ou trente-deux ans ; sa carrière avait été tout administrative jusqu’à la chute de Napoléon, qui l’avait fait auditeur au conseil d’État et préfet à vingt-cinq ans.

C’était bien, du reste, malgré un fond de souffrance physique qui l’attristait, un des meilleurs cœurs, un des caractères les plus bienveillants que je connaisse. Pendant cinq ans, j’ai vu Lucien deux ou trois fois par semaine ; je ne sache pas que, pendant cette longue période d’intimité, il soit sorti de ses lèvres une raillerie contre un de ses confrères, une plainte, un regret ; c’était une de ces douces, tristes et sereines figures, comme on en voit dans les rêves. Qu’est-il devenu ? Je n’en sais rien ; depuis 1829, je l’ai complètement perdu de vue. Vingt-deux ans d’absence et de séparation m’ont, certes, fait sortir de son souvenir ; ces vingt-deux ans l’ont gravé plus profondément dans le mien.

Il n’en était pas de même de M. Arnault : je n’ai pas vu d’esprit plus subtil, plus aiguisé, plus railleur que ce flamboyant esprit. C’était ce que, sous les armes, on appelle un toucheur. Jamais Bertrand ni Lozès n’ont riposté par un coup droit plus rapide et plus sûr que ne le faisait M. Arnault, à toute occasion, par un mot, par une épigramme, par une fusée d’esprit. Poëte médiocre au théâtre, il excellait dans la fable ou dans la satire. Une fois, dans un moment de mélancolie, il laissa tomber de ses yeux une larme ; — cette larme, comme celle que versa Aramis sur la mort de Porthos, fut