Aller au contenu

Page:Dumas - Mes mémoires, tome 3.djvu/231

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
228
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Saint-Prix acceptaient des rôles où ils avaient une seule scène, et, dans cette seule scène, ces seuls vers :

Quelle voix, quel regard, et quel aspect terrible !
Quel bras oppose au mien un obstacle invincible ?…
L’effroi s’est emparé de mes sens éperdus…
Je ne pourrais jamais égorger Marius !

La pièce fut dédiée à Monsieur.

J’ai entendu raconter à M. Arnault, qui racontait de la façon la plus spirituelle du monde, que ce succès l’avait rendu fort vain, fort tranchant et fort dédaigneux. Un jour, en 1792, il était au balcon du Théâtre-Français, parlant haut, selon sa coutume, menant grand bruit avec sa canne et empêchant les voisins d’entendre ; cela durait depuis le lever du rideau, et l’on était à la fin du premier acte, lorsqu’un monsieur, placé derrière M. Arnault, et séparé de lui seulement par une banquette, se pencha en avant, et, lui touchant l’épaule du bout de sa main gantée :

— Monsieur Arnault, lui dit-il, laissez-nous donc, je vous en supplie, écouter comme si l’on jouait Marius à Minturnes. Ce monsieur si poli, et j’oserai presque ajouter si spirituel, c’était Danton.

Un mois après, cet homme si poli et si spirituel faisait les massacres de septembre.

M. Arnault eut si grand’peur de ces massacres, qu’il se sauva, à pied. En arrivant à la barrière, il la trouva gardée par un sans-culotte, de nom comme de fait ; ce sans-culotte était occupé à empêcher une pauvre femme de passer, sous prétexte que son passe-port pour Bercy n’était pas visé à la section des Enfants-Trouvés. Or, en voyant l’insistance de l’honorable sentinelle, une idée vint à M. Arnault : c’est que ce terrible cerbère ne savait pas lire. L’esprit est une terrible maladie ; on n’en guérit pas. M. Arnault, qui était très-malade de cette maladie, s’avance hardiment vers le sans-culotte, et lui présente son passe-port à l’envers en lui disant : « Visé aux Enfants-Trouvés ; voici le timbre. »