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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 3.djvu/241

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Soulié ne savait commencer ni un drame ni un roman. Son exposition se faisait au hasard : tantôt au premier, tantôt au dernier acte, si c’était un drame ; tantôt au premier, tantôt au dernier volume, si c’était un roman.

Presque toujours, cette exposition, timidement abordée, se débrouillait péniblement. On eût dit que, pareil à ces oiseaux de nuit qui, ont besoin des ténèbres pour jouir de toutes leurs facultés, Soulié n’était à son aise que dans une demi-obscurité.

C’était, avec lui, l’objet de mon éternelle querelle. Comme il avait des qualités d’imagination et de puissance que personne n’avait, une fois l’action engagée, je l’invitais éternellement à jeter le plus de jour possible sur le commencement de son action.

— Sois clair jusqu’à la limpidité, lui disais-je toujours. Dieu n’est grand que parce qu’il a fait la lumière ; sans la lumière, le monde n’eût pas su apprécier la sublime grandeur de la création.

Soulié avait, à l’époque où je l’ai connu, vingt-six ans : c’était un vigoureux jeune homme, de taille moyenne, mais admirablement prise ; il avait le front proéminent ; les cheveux, les sourcils et la barbe noirs ; le nez bien fait, et les yeux à fleur de tête ; les lèvres grosses, les dents blanches.

Il riait facilement, quoiqu’il n’ait jamais eu le rire jeune. Ce qui le vieillissait, c’était un frissonnement strident et ironique. Il était naturellement railleur, et l’ironie était chez lui une arme admirablement emmanchée dans le sarcasme.

Il avait essayé un peu de tout, et il lui était resté un peu de tout ce qu’il avait essayé. Après avoir reçu une excellente éducation provinciale, il avait été faire son droit à Rennes, je crois. De là, cette admirable peinture de la vie d’étudiant qu’il a laite dans la Confession générale.

Il avait passé ses examens de droit, et avait été reçu avocat ; mais il éprouvait une certaine répugnance pour le barreau. Aussi, plutôt que d’exercer cette profession toute libérale, il eût préféré un travail industriel.

Cette répugnance devait le conduire, en 1824 ou 1825, à se mettre à la tête d’une grande entreprise de scierie mécanique.