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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 3.djvu/40

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

l’homme qui a longtemps vécu à Paris, et qui a pris beaucoup de ses plaisirs permis, mais encore plus de ses plaisirs défendus.

Quoique confiné dans une petite ville de province, M. Lefèvre était ce que l’on pourrait appeler un notaire de la haute école ; grandes façons avec les clients, grandes manières avec nous, gestes élégants et dominateurs avec tout le monde. M. Lefèvre semblait dire à tous ceux que leurs affaires amenaient chez lui : « Appréciez l’honneur que je vous fais, à vous et à votre ville, en descendant à être notaire dans un chef-lieu de canton, quand j’aurais pu être notaire à Paris. »

Il y avait surtout chez N. Lefèvre une chose qui me ravissait d’admiration : c’est qu’il faisait huit ou dix voyages par an dans la capitale, comme on disait à Crépy, et que jamais il ne s’abaissait à prendre la diligence ; quand l’envie de la locomotion lui prenait, il appelait le jardinier.

— Pierre, disait-il, je pars demain, ou ce soir, pour Paris ; qu’à telle heure les chevaux de poste soient au cabriolet !

Pierre partait ; à l’heure dite, les chevaux arrivaient, éveillant tout le quartier avec leurs grelots ; le postillon, qui n’avait pas encore abdiqué la queue poudrée et la veste bleue à revers rouges et à boutons d’argent, se mettait lourdement en selle avec ses grosses bottes ; M. Lefèvre, enveloppé d’un grand manteau, s’étendait nonchalamment dans la voiture, prenait une prise de tabac dans une boite d’or, laissait tomber de ses lèvres ce mot : « Allez ! » et, sur ce mot, le fouet claquait, les grelots tintaient, et, pour trois ou quatre jours, la voiture disparaissait à l’angle de la rue.

Jamais M. Lefèvre ne disait ni le jour ni l’heure de son retour ; il revenait à l’improviste, et aimait à surprendre son monde.

C’était, du reste, un assez brave homme que M. Lefèvre ; froid, exigeant, mais juste ; refusant rarement les congés qu’on lui demandait, mais ne pardonnant pas, comme on le verra, les congés qu’on prenait sans les lui demander.

La mère de mon beau-frère habitait Crépy ; c’était pour moi une entrée tout ouverte dans le monde de cette petite ville.