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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 3.djvu/55

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Qu’est-ce que Merle ?

— Tenez, c’est ce monsieur que vous voyez là-bas, avec une grande redingote et un chapeau à larges bords. Il a dix fois l’esprit de M. de Jouy.

— Mais, alors, s’il a dix fois l’esprit de M. de Jouy, pourquoi n’a-t-il pas le quart de sa réputation ?

— Ah ! parce que, voyez-vous, mon cher, les réputations, vous saurez cela plus tard, ce n’est ni l’esprit ni le talent qui les font, ce sont les coteries… Demandez donc du sucre ; l’eau-de-vie me fait mal, quand je la bois pure. — Garçon ! du sucre.

— Mais, si l’eau-de-vie vous fait mal, pourquoi en buvez-vous ?

— Que voulez-vous ! dit Lafarge, quand on passe sa vie au café, il faut bien boire quelque chose.

— Vous passez donc votre vie au café ?

— Mais à peu près : c’est là que je travaille le mieux.

— Au milieu du bruit et des conversations ?

— J’y suis habitué. Théaulon travaille comme cela, Francis travaille comme cela, Rochefort travaille comme cela, nous travaillons tous comme cela. — N’est-ce pas, Théaulon ?

Un homme de trente à trente-cinq ans qui écrivait avec rapidité, sur papier grand format, quelque chose qui semblait être du dialogue, leva, à cette interpellation, sa tête pâle, rougie aux pommettes, et jeta sur nous un regard bienveillant.

— Oui… Quoi ? demanda-t-il. Ah ! c’est vous, Lafarge ? Bonsoir.

Et il se remit à travailler.

— C’est Théaulon ? demandai-je.

— Oui ; voilà un homme d’esprit et de facilité ! seulement, il gaspille son esprit, il abuse de sa facilité. Savez-vous ce qu’il fait là ?

— Non.

— Il fait une comédie en cinq actes, en vers.

— Comment ! il fait des vers ici, au café ?

— D’abord, ici, mon cher, ce n’est pas un café ; c’est une