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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 3.djvu/58

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Hélas ! que j’ai vu de critiques depuis, qui, comme Lafarge, ne pouvaient pardonner à ceux qui dînaient.

Moi, j’avais dîné, et même très-bien ; de sorte que j’avais au moins autant d’indulgence dans l’estomac que de curiosité dans l’esprit.

Nous entrâmes. La salle était comble, quoique la pièce en fût à quelque chose comme sa huitième représentation.

Nous eûmes une peine horrible à nous placer : nos places n’étaient pas numérotées.

Adolphe donna royalement quarante sous à l’ouvreuse, qui se démena si bien, qu’elle nous trouva, au milieu de l’orchestre, un vide où nous nous glissâmes comme deux coins, dont nous avions à peu près la forme et le moelleux.

Il était temps, comme me l’avait dit Adolphe. ÀA peine étions-nous placés, qu’on leva la toile.

Il est étrange, n’est-ce pas, que je vienne parler de Sylla au public de 1851.

Qu’est-ce que Sylla ? va me dire toute une génération.

Ô Hugo ! comme tes vers sur Canaris sont vrais ! comme ils me reviennent à la mémoire ! comme, malgré moi, ils coulent sous ma plume !

Canaris ! Canaris ! nous t’avons oublié !
Lorsque sur un héros le temps s’est replié,
Quand ce sublime acteur a fait pleurer ou rire,
Et qu’il a dit le mot que Dieu lui donne à dire ;
Quand, venus au hasard des révolutions,
Les grands hommes ont fait leurs grandes actions,
Qu’ils ont jeté leur lustre étincelant ou sombre,
Et qu’ils sont, pas à pas, redescendus dans l’ombre,
Leur nom s’éteint aussi ! Tout est vain, tout est vain !
Et jusqu’à ce qu’un jour le poëte divin,
Qui peut créer un monde avec une parole,
Les prenne et leur rallume au front une auréole,
Nul ne se souvient d’eux, et la foule aux cent voix,
Qui, rien qu’en les voyant, hurlait d’aise autrefois,
Hélas ! si par hasard devant elle on les nomme,
Interroge et s’étonne, et dit : « Quel est cet homme ? »