Aller au contenu

Page:Dumas - Mes mémoires, tome 3.djvu/59

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
56
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Non ! c’est vrai, M. de Jouy n’était ni un héros, quoiqu’il se fût bravement battu dans l’Inde, ni un grand homme, quoiqu’il eût fait l’Ermite de la Chaussée-d’Antin et Sylla ; mais M. de Jouy était un homme d’esprit, mieux encore, un homme de talent.

C’était ma conviction alors. Trente ans se sont écoulés depuis cette soirée où j’ai vu Talma apparaître à mes yeux sur la scène. Je viens de relire Sylla, et c’est mon opinion aujourd’hui.

Sans doute, M. de Jouy avait habilement tiré parti, et de la ressemblance historique, et de la ressemblance physique. L’abdication de Sylla rappelait l’abdication de l’empereur ; la tête de Talma, le masque de Napoléon. Sans doute, le succès d’enthousiasme qu’obtint l’ouvrage fut là ; ses cent représentations eurent leur source là. Mais il y avait quelque chose derrière le masque de l’acteur et l’allusion de la tragédie ; il y avait de beaux vers, de grandes situations, un dénoûment audacieux de simplicité.

Je sais bien que souvent les beaux vers d’une époque ne sont pas les beaux vers d’une autre ; — on le dit du moins ; — mais ce sont de beaux vers de tous les temps, les quatre vers que le poëte met dans la bouche de Roscius, ce Talma des derniers jours de Rome, et qui eût pu voir tomber la république romaine, comme Talma avait vu tomber la république française :

Ah ! puisse ta nature épargner aux Romains
Ces sublimes esprits au-dessus des humains !
Trop de maux, trop de pleurs attestent le passage
De ces astres brûlants nés du sein de l’orage !

Ce sont de beaux vers encore, les vers que le prescripteur, arrêtant de sa main puissante la proscription qui va toucher César, répond à Ophéla, quand Ophéla lui dit :

Oserais-je, à mon tour, demander à Sylla
Quel pouvoir inconnu, quelle ombre protectrice,
Peut dérober César à sa lente justice ?