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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 3.djvu/61

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

nelle soirée où je vous voyais pour la première fois, vous entrâtes en scène, ouvrant du geste cette haie de sénateurs, vos clients ; eh bien, de cette première scène, pas un de vos gestes ne s’est effacé, pas une de vos intonations ne s’est perdue… Ô Talma ! je vous vois encore à ces quatre vers de Catilina :

Sur d’obscurs criminels qu’épargne ta clémence,
Je me tais ; mais mon zèle éclaire ma prudence ;
Le nom de Clodius sur la liste est omis,
C’est le plus dangereux de tous tes ennemis !

je vous vois encore, Talma ! — et puisse votre grande ombre m’entendre et tressaillir de joie de ne pas être oubliée, — je vous vois encore franchir lentement, le sourire de l’ironie aux lèvres, la distance qui vous séparait de l’accusateur ; je vous vois encore lui poser la main sur l’épaule, et, drapé comme la plus belle statue d’Herculanum et de Pompéi, je vous entends lui dire de cette voix vibrante qui va chercher les fibres les plus secrètes du cœur :

Je n’examine pas si ta haine enhardie
Poursuit dans Clodius l’époux de Valérie ;
Et si Catilina, par cet avis fatal,
Prétend servir ma cause ou punir un rival…

Ô Talma ! comment cette parole incisive et sonore à la fois n’a-t-elle pas germé dans le cœur de quelques-uns de ceux qui vous entouraient ? C’étaient donc des terres bien ingrates et bien desséchées que celles que cette époque antipoétique, qu’on appelle l’Empire, vous avait laissées à défricher, pour que, vous abattu, il n’ait rien poussé de grand, de large, de touffu, sur cet espace que vous avez, pendant trente ans, foulé avec la sandale romaine ou le cothurne grec ? ou bien, est-ce que l’ombre du génie, dans son absorbante puissance, est mortelle comme celle de l’upas ou du mancenillier ?

Je voudrais pouvoir suivre jusqu’au bout, — et ce serait un hommage rendu à ce prodigieux talent, — je voudrais pouvoir