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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 3.djvu/64

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

jourd’hui n’ont malheureusement plus de terres australes pour moi.

Jamais client à la porte du véritable Sylla n’a senti battre son cœur de battements plus vifs et plus multipliés que moi à la porte de celui qui venait de le représenter.

De Leuven poussa cette porte. La loge du grand artiste s’ouvrit ; elle était pleine d’hommes que je ne connaissais pas, et qui tous avaient un nom ou devaient en avoir un.

C’était Casimir Delavigne, qui achevait les dernières scènes de l’École des Vieillards ; c’était Lucien Arnault, qui venait de faire jouer son Régulus ; c’était Soumet, encore tout fier de son double succès de Saül et de Clytemnestre ; c’était Népomucène Lemercier, ce boudeur paralysé dont le talent était estropié comme le corps, qui, de son côté sain, faisait Agamemnon, Pinto, Frédégonde, de son côté malade, Christophe Colomb, la Panhypocrisiade, Cahin-Caha ; c’était Delrieu, poursuivant, depuis 1809, la reprise d’Artaxercès ; c’était Viennet, dont les tragédies faisaient quinze ou vingt ans du bruit dans les cartons, pour aller vivre, agoniser et mourir en une semaine, pareilles à ce Gordien dont le règne dura deux heures, et le supplice trois jours ; c’était, enfin, le héros de la soirée, M. de Jouy, avec sa grande taille, sa belle tête blanchie, ses yeux à la fois spirituels et bienveillants, et, au milieu d’eux tous, Talma avec sa simple robe blanche, dont il venait de dépouiller la pourpre, sa tête, dont il venait d’enlever la couronne, et ses deux mains gracieuses et blanches, avec lesquelles il venait de briser la palme du dictateur.

Je restai à la porte, bien humble, bien rougissant.

— Talma, dit Adolphe, c’est nous qui venons vous remercier.

Talma me chercha des yeux en clignant les paupières. Il m’aperçut contre la porte.

— Ah ! ah ! dit-il, avancez donc !

Je fis deux pas vers lui.

— Eh bien, dit-il, monsieur le poëte, êtes-vous content ?

— Je suis mieux que cela, monsieur… je suis émerveillé !