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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 5.djvu/167

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

les velléités de conquête qui le chatouillent, il se ressouvient avec amertume que c’est du sang de mouton qui coule dans ses veines.

» Cette idée fatale le désespère. — Console-toi, Robin, tu n’as pas à te plaindre ; ne dépend-il pas de toi de mener une vie paresseuse et commode ? Qu’as-tu à faire du matin au soir ? Rien. Tu bois, tu manges et tu dors ; tes moutons exécutent fidèlement tes ordres, contentent tes moindres caprices ; ils sautent à ta volonté ; — que demandes-tu donc ?

» Crois-moi, ne cherche pas à sortir de ta quiétude animale ; repousse ces vastes idées de gloire qui sont trop grandes pour ton étroit cerveau ; végète ainsi qu’ont végété tes pères ; le ciel t’a créé mouton, meurs mouton ! je te le déclare avec franchise, tu ne laisserais pas que d’être un charmant quadrupède, si, in petto, tu n’étais pas enragé ! »

Fontan fut condamné à deux ans d’emprisonnement et à dix mille francs d’amende.

La condamnation était un peu bien dure ; aussi fit-elle grand bruit. L’article, on en conviendra, n’était point assez bon pour mériter cette sévérité. — Il en résulta que Fontan fut érigé en martyr.

Au reste, devant les juges, Fontan, qui était un caractère entier et énergique, n’avait aucunement cherché à se justifier.

— Messieurs, avait-il dit simplement, que j’aie ou non eu l’intention que l’on vît dans mon article une allusion quelconque, j’ai le droit de ne point m’expliquer à ce sujet ; je ne permets à personne de descendre au fond de ma conscience. J’ai voulu faire un article sur un mouton enragé, je l’ai fait ; voilà les seuls éclaircissements que je doive et que je veuille vous donner.

J’avais beaucoup connu Fontan chez M. Villenave ; il était grand ami de Théodore. C’était un esprit rude, et qui, dans sa rudesse, ne manquait pas d’une certaine poésie. Il était sale jusqu’au cynisme, moins aristocrate que Schaunard de la Vie de bohème ; au lieu d’avoir une pipe pour toujours fumer, et