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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 5.djvu/212

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

duite par un mayoral, escortée par deux zagales. Qu’on se figure le soleil ardent, la poussière dévorante, les armes étincelant dans l’atmosphère rougeâtre, des villages dévastés, une population ennemie et menaçante, des souvenirs sanglants, terribles, inouïs, paraissant se rapporter bien plutôt à des îles de l’Océanie qu’à un continent européen, — et l’on aura une idée de ce que nous n’essayons pas même de décrire, de ce que Hugo seul pourrait raconter.

Le premier jour, on avait fait trois lieues !

Le second jour, on alla coucher au village d’Ernani. Dans les souvenirs du poëte, le nom du village s’est changé en un nom d’homme. Tout le monde connaît le poétique bandit amant de doña Sol, ennemi de Charles-Quint, rival de Ruy Gomez.

Le troisième jour, un curieux spectacle fut donné aux voyageurs : c’était celui d’un bataillon d’écloppés.

On appelait bataillon d’écloppés une réunion de soldats de toutes armes, un débris de vingt combats, ou parfois d’une seule bataille ; car, alors, les batailles étaient rudes. Souvent deux, trois, quatre régiments étaient écrasés ; on ramassait sur le champ de bataille mille, quinze cents, deux mille blessés ; on taillait la jambe à celui-ci ; on coupait le bras à celui-là ; on extrayait une balle à l’un ; on enlevait des esquilles à l’autre. Tout cela restait en arrière, et, le jour de la guérison venu, ou à peu près, de ces débris de quatre ou cinq régiments, on formait un bataillon d’écloppés qu’on renvoyait en France, le chargeant de sa propre défense ; c’était à ces pauvres gens de se bien défendre, pour tirer du terrible jeu de la guerre ce qui restait d’eux.

On rencontra donc, à Salinas, un bataillon de ce genre. Il était formé de chasseurs, de cuirassiers, de carabiniers, de hussards, pas un, à qui il ne manquât un bras, une jambe, le nez ou un œil. Tout cela était gai, chantant, criant : « Vive l’empereur ! »  Ce qui frappa surtout les enfants, c’est que chaque homme avait, soit sur son épaule, soit sur l’arçon de sa selle, un perroquet ou un singe ; quelques-uns même avaient l’un et l’autre. Ils arrivaient du Portugal, où ils avaient