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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 5.djvu/233

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

nieusement, et baisèrent la main de leur mère par rang d’âge et de taille.

Cela frappa beaucoup les trois jeunes Français, qui ne comprenaient rien à une pareille étiquette, habitués qu’ils étaient, quand ils apercevaient leur mère, à courir à elle, et à lui sauter au cou.

Au bout de six mois de séjour au séminaire des Nobles, Abel atteignit sa douzième année, et, par privilège spécial, entra aux pages à douze ans.

L’hiver et la famine arrivèrent. Il fit très-froid partout pendant ce fatal hiver de 1812 à 1813, quoiqu’on ne s’occupât guère que du froid qu’il faisait en Russie. Napoléon voulait attirer et concentrer les yeux sur lui dans ses revers comme dans ses victoires.

Au fond de cet immense séminaire des Nobles, de ces dortoirs, de ces salles d’étude, de ces réfectoires disposés pour trois cents élèves, et où ils étaient vingt-cinq, les enfants mouraient de froid : rien ne pouvait réchauffer ces vastes pièces dans lesquelles il n’y avait pas une seule cheminée. Quelques braseros disposés au milieu des salles servaient à constater la victoire de l’hiver.

Ajoutez à cela que, non-seulement les enfants mouraient de froid, mais encore qu’ils mouraient de faim. Les plus riches manquèrent de pain, à Madrid, en 1812. Le roi Joseph lui-même ordonna, pour le bon exemple sans doute, que l’on ne servit sur sa table que du pain de munition.

À chaque instant, on trouvait dans la rue des gens qui, n’ayant pas même les braseros du séminaire des Nobles, et le pain de munition du roi Joseph, se couchaient au seuil d’un palais dans un manteau en haillons, et mouraient de faim et de froid.

Tant qu’ils étaient vivants, on se gardait bien de les nourrir ou de les réchauffer. Morts, on les enlevait et on les enterrait.

Le pain manquait au séminaire des Nobles comme partout ; les enfants se plaignaient beaucoup de la faim ; aux moins patients, le père Manoel disait :