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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 5.djvu/256

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Beauchesne était, à cette époque, un charmant garçon de vingt-quatre à vingt-cinq ans, et est devenu, depuis, un charmant poëte. Cœur loyal s’il en fut, il semblait avoir pris pour devise : Video nec invideo, et, en effet, qu’aurait-il pu envier ? Tout ce qui était grand l’appelait frère, tout ce qui était bon l’appelait ami.

En franc et loyal Breton, la vraie monarchie tombée, Beauchesne resta fidèle à ses ruines. Je raconterai en son lieu comment nous manquâmes nous battre un jour pour cause politique, et je constaterai que jamais nous n’avions été meilleurs amis qu’à l’heure où nous mettions l’épée à la main.

Cher Beauchesne ! il disparut tout à coup : je fus dix ans, quinze ans sans le revoir. Un matin, il entra chez moi, comme s’il en fût sorti la veille, et me sauta au cou.

Il arrivait avec une charmante chose, tragédie ou drame, je ne sais trop, une œuvre de fantaisie tirée de nos anciens fabliaux, — les Épreuves de la belle Griseldis, — qui, selon toute probabilité, sera lue, reçue, jouée et applaudie aux Français.

Il avait un ravissant castel au bois de Boulogne ; il l’a vendu. Le lierre n’a pas le temps de pousser sur la maison des poëtes.

Je me rappelle qu’à l’époque où il venait de faire bâtir la sienne, il m’envoya son album pour y mettre quelques vers. J’y écrivis ceux-ci :

Beauchesne, vous avez une douce retraite ;
Moi, je suis sans abri pour les jours de malheur !
Que votre beau castel, pour reposer sa tête,
Garde dans son grenier une place au poëte,
Qui vous garde en échange une place en son cœur.

Une seconde fois j’avais perdu de vue Beauchesne. Il m’arriva une de ces catastrophes qui me laissent indifférent, mais que beaucoup de gens regardent comme un grand malheur.

J’ouvre une lettre pleine de tendres protestations. Elle était de Beauchesne.

Je n’y ai pas répondu, alors : j’y réponds aujourd’hui.