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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 5.djvu/287

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

lait surtout, Hugo et moi, c’est que de Vigny ne paraissait pas soumis le moins du monde à ces grossiers besoins de notre nature, que quelques-uns de nous — et Hugo et moi étions du nombre de ceux-là — satisfaisaient, non-seulement sans honte, mais encore avec une certaine sensualité. Personne de nous n’avait jamais surpris de Vigny à table. Dorval, qui, pendant sept ans de sa vie, avait passé chaque jour plusieurs heures près de lui, nous avouait, avec un étonnement qui tenait presque de la terreur, qu’elle ne lui avait jamais vu manger qu’un radis !

Proserpine, qui, cependant, était déesse, n’avait pas, elle, cette sobriété : enlevée par Pluton, entraînée en enfer, elle avait, dès le premier jour, et malgré la préoccupation que devait naturellement lui donner le séjour peu récréatif où elle avait été conduite, mangé sept grains de grenade !

Tout cela n’empêchait point de Vigny d’être un agréable confrère, gentilhomme jusqu’au bout des ongles, très-capable de vous rendre un service, très-incapable de vous jouer un mauvais tour.

Nul n’aurait pu dire précisément l’âge de de Vigny ; mais, par approximation, comme on savait que de Vigny avait, au retour de Louis XVIII, servi dans les gardes, — en supposant qu’il eût eu dix-huit ans à son entrée au service, c’est-à-dire en 1815, — il devait en avoir trente-deux en 1829.

On voit que tous ces grands démolisseurs étaient fort jeunes, et que les poëtes révolutionnaires ressemblaient fort aux trois généraux de la Révolution dont j’ai parlé, je crois, qui commandaient l’armée de Sambre et Meuse, et qui avaient soixante et dix ans à eux trois : Hoche, Marceau, mon père.

Cette future représentation d’Othello faisait grand bruit. Nous connaissions tous la traduction de de Vigny, et, quoique nous eussions mieux aimé être soutenus par des troupes nationales, et par un général français, que par ce poétique condottiere, nous comprenions qu’il fallait accepter toutes les armes qu’on nous apportait contre nos ennemis, du moment surtout où ces armes sortaient de l’arsenal de notre grand maître à tous, — Shakspeare.