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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

La hausse se faisait sentir même à l’École : concierge et professeurs reçurent à merveille les deux réfractaires ; on les embrassa, et, selon leur désir, on leur donna des habits.

Je me rappelle un détail : c’est qu’ayant trouvé un habit, Charras ne put probablement pas trouver un pantalon ; avec son habit bleu d’uniforme, il portait un pantalon gris, ce qui était bien faible comme tenue.

Les deux amis habillés et surtout coiffés, — le chapeau joue toujours un grand rôle dans les insurrections, — ils s’acheminèrent vers la place de l’Odéon.

En route, on leur annonça une distribution de fusils qui se faisait dans la rue de Tournon.

En effet, on venait de prendre la caserne de gendarmerie, et l’on avait, avec un certain ordre, organisé une distribution de mousquetons, de pistolets, de sabres et d’épées.

Charras et Lebeuf se mirent à la queue ; mais, lorsqu’ils arrivèrent aux bureaux ; on ne voulut leur donner que des épées, attendu, disait-on, que les élèves de l’École polytechnique, étant tous officiers de droit, et, en leur qualité d’officiers, étant destinés à commander des détachements, devaient recevoir des épées, et non des fusils.

Les instances des deux jeunes gens, si vives qu’elles fussent, ne purent rien changer au programme ; on leur donna des épées, et pas autre chose.

Un élève d’une taille colossale et d’une force herculéenne n’accepta pas aussi facilement que Lebeuf et Charras cette législation improvisée ; il saisit le distributeur au cou, et commença à l’étrangler en disant qu’il ne le lâcherait que contre un fusil.

Le distributeur parut trouver la raison bonne ; il s’empressa de donner un fusil au gaillard qui faisait sur lui une application si sensible de cette branche de la philosophie qu’on appelle la logique.

L’élève s’éloigna armé comme il désirait l’être.

C’était Millotte, qui fut depuis représentant du peuple, et qui siégeait, à l’Assemblée législative, près de Lamartine et de notre ami Noël Parfait.