Aller au contenu

Page:Dumas - Mes mémoires, tome 6.djvu/157

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
154
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Le drapeau tricolore avait remplacé le drapeau blanc sur le pavillon du milieu.

C’était Joubert, le patriote du passage Dauphine, qui venait de le planter sur la plate-forme, et qui s’évanouissait en le plantant, soit de fatigue, soit de joie ; — des deux probablement.

Les grilles du Carrousel étaient forcées ; on se ruait par toutes les portes ; il y avait des centaines de femmes : d’où sortaient-elles ?

Qui a vu ce spectacle ne l’oubliera jamais.

Un élève de l’École polytechnique, nommé Baduel, était traîné en triomphe sur un canon.

Il avait, comme Achille, été blessé au talon ; seulement, lui, ce n’était pas d’une flèche empoisonnée, c’était d’un coup de mitraille.

Aussi n’en mourut-il pas, quoiqu’il pensât bien en mourir. Il est vrai que, s’il eût perdu la vie en cette occasion, ce n’eût point été de la blessure qu’il fût mort, mais d’une fièvre cérébrale, suite de la fatigue, de la chaleur et de l’épuisement qu’il avait ressentis pendant le triomphe auquel le condamnait, malgré lui, le courage dont il avait fait preuve.

Un autre élève, la poitrine trouée d’une balle, était gisant sur les escaliers ; ou le prit à bras, on le porta au premier étage, et on le déposa sur le trône fleurdelisé, où plus de dix mille hommes du peuple s’assirent ce jour-là, chacun à son tour, ou même plusieurs ensemble.

Par les fenêtres donnant sur le jardin, on pouvait voir la queue d’un régiment de lanciers se perdant sous les grands arbres.

Un cabriolet essayait de le rejoindre au grand galop du cheval qui le conduisait, sans doute pour se mettre sous sa protection.

Les Tuileries étaient encombrées ; on se retrouvait au milieu de cette foule ; on se reconnaissait, on s’embrassait, on s’interrogeait. « Un tel ? — Il est là ! — Où ? — Là ! — Un tel ? — Blessé ! — Un tel ? — Mort ! » Et l’on faisait pour toute