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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 6.djvu/38

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Ah ! par exemple, monsieur Dumas, vous allez m’apprendre comment on met ce turban-là ; je joue demain Desdemona avec Zucchelli ; ces diables d’Italiens se costument ainsi que vous savez ; je veux, au moins, qu’il soit coiffé comme vous ; cela me montera la tête.

La prêtresse romaine, c’était madame Malibran, — madame Malibran, dont j’aurai tant à parler encore, et dont j’ai déjà parlé en deux occasions, à propos de la première représentation d’Henri III, dont elle vit tout le cinquième acte suspendue à la colonne d’une loge des troisièmes ; et à propos de Dorval, dans les bras de laquelle elle courut se précipiter à la suite d’une représentation de l’incendiaire ; — c’était madame Malibran, l’incomparable artiste qui, seule peut-être, a réuni, à un degré auquel personne n’a atteint, le drame au chant, la force à la grâce, la gaieté à la tristesse.

Hélas ! elle aussi est morte jeune ! elle aussi n’est plus qu’une ombre à notre horizon ! ombre de Desdémone, ombre de Rosine, ombre de la Somnambule, ombre de Norma, ombre resplendissante, mélodieuse, mélancolique, que ceux qui l’ont vue vivante revoient vivante encore, mais qui n’est plus qu’un fantôme pour ceux qui ne l’ont pas vue !

Elle est morte jeune ; mais, au moins, elle a emporté dans la tombe tous les bénéfices des morts prématurées ; elle est morte belle, aimante, aimée, au milieu de ses triomphes, ceinte de sa gloire, couronnée de ses succès, ensevelie dans sa renommée !

Mais les artistes de théâtre ne laissent rien d’eux-mêmes, rien qui puisse transmettre à la postérité la pureté de leur chant, la grâce de leur pose, la passion de leur geste, — rien que ce reflet qui en reste dans la mémoire des contemporains.

C’est donc à nous, peintres ou poëtes, qui laissons après nous quelque chose ; c’est à nous, privilégiés de l’art, qui avons la faculté de reproduire la forme ou l’esprit des choses matérielles et périssables avec le pinceau ou la plume ; c’est à nous, à qui Dieu a donné pour âme un miroir qui, au lieu