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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 6.djvu/68

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Il répondit à Karr :

« Mon cher monsieur, vos vers sont charmants ; mais envoyez-moi de la prose. J’aimerais mieux me pendre que de mettre un seul vers dans mon journal ! »

Karr n’insista point. Les hommes d’esprit sont rares : il ne voulut pas que Bohain se pendit, il lui envoya de la prose.

C’était une grande humiliation dévorée par le jeune poëète !

Tous les articles un peu bucoliques que publia le Figaro, à cette époque, sont d’Alphonse Karr.

Karr s’était fait un domicile des plus fantastiques. Il avait loué à Montmartre l’ancien Tivoli, à moitié tombé dans les carrières ; il en restait un petit bois et le bureau des cannes. La nuit, il couchait dans le bureau des cannes ; le jour, il se promenait dans le petit bois.

Ce fut là qu’il commença son premier roman : Sous les tilleuls. — Il le finit rue de la Ferme-des-Mathurins, dans l’atelier des deux Johannot, qu’il prit après eux.

De Montmartre, Alphonse Karr ne venait pas à Paris deux fois par mois ; il avait un canot à Saint-Ouen, et passait dans son canot tout le temps qu’il ne passait point dans son bois ou dans son bureau des cannes.

Sous les tilleuls parut en 1831, je crois. L’ouvrage était remarquable et fut remarqué. Cela veut dire qu’on l’attaqua avec acharnement, comme on attaque en France tout ce qui apparaît dans des conditions de force ou d’originalité.

On accusa d’abord l’auteur d’avoir imité un livre de Nodier qui avait paru quinze jours après le sien ; malheureusement, la date était là : il fallut abandonner l’accusation.

Alors, on lui reprocha d’avoir tout simplement traduit son livre de l’allemand ; on alla même jusqu’à donner le titre du livre allemand : Unter den Linden (sous les tilleuls) ; mais il fut reconnu qu’il n’y avait, dans toute la littérature allemande, aucun livre portant ce titre ; seulement, dans presque toutes les grandes villes, — ce que, du reste, ne niait pas