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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 7.djvu/233

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Partons à l’instant même pour la Suisse ! s’écrie Benjamin Constant ; cherchons un coin du monde où ne pénètre pas même la bande d’un journal !

Et il allait partir, en effet, quand il est reconnu. On crie : « Vive Benjamin Constant ! » on l’enlève dans les bras, on lui fait un triomphe ; son nom, placé le dernier sur la liste de la protestation des députés, se trouve à la queue de l’acte du 30 qui confère la lieutenance générale au duc d’Orléans ; les deux signatures, appuyées par son immense réputation, par sa popularité toujours croissante, le portent encore une fois au conseil d’État. En attendant, il se débat contre la misère, et Vatout obtient du roi qu’il lui donne deux cent mille francs. Benjamin Constant les prend, à la condition, dit-il à celui qui les lui donne, de conserver toujours son franc parler.

— C’est bien comme cela que je l’entends ! lui dit le roi.

Et ils s’embrassent.

Au bout de quatre mois, les deux cent mille francs sont joués, et Benjamin Constant se retrouve plus pauvre que jamais. Quinze jours avant sa mort, un ami entre chez lui, à dix heures du matin, et le trouve trempant une croûte de pain séché dans un verre d’eau. Cette croûte de pain, c’était tout ce qui lui restait de la veille ; ce verre d’eau, il le devait à l’Auvergnat qui, le matin, avait empli sa fontaine.

Le 9 décembre, on annonça sa mort à la chambre des députés.

— De quoi est-il mort ? demandèrent plusieurs membres.

Une voix lugubre, une voix accusatrice, une voix que personne n’osa contredire, répondit :

— De faim !

Ce n’était pas tout à fait vrai, mais ce l’était un peu, ce qui était déjà trop.

Alors, on se mit à lui décréter toute sorte de fêtes funéraires ; on proposa une loi sur les honneurs à rendre aux grands citoyens par la patrie reconnaissante, et, comme cette loi ne pouvait être rendue le lendemain, on lui acheta provisoirement une tombe au cimetière de l’Est.

Oh ! la belle chose que la reconnaissance des peuples ! Avec