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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 7.djvu/73

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

volution de tout son pouvoir. Or, je vous le demande, général, par quel moyen peut-elle mieux la soutenir que par l’organisation d’une garde nationale chargée de veiller sur la tranquillité du pays, et qui, composée d’une classe assez nombreuse pour obtenir la majorité aux élections, sera naturellement aussi assez nombreuse pour imposer, à main armée, sa volonté pacifique au pays ?… Vous voyez, général, que mon projet est presque une solution algébrique, solide comme tout ce qui repose sur des chiffres, et que, logique dans la pensée, il est, par conséquent, possible dans l’exécution.

— Ah ! ah ! mon cher poëte, me dit la Fayette, nous aussi, nous faisons donc de la politique ?

— Général, lui répondis-je, je crois que nous sommes à une époque de genèse sociale à laquelle tout homme est appelé à contribuer de sa force ou de sa pensée, matériellement ou intellectuellement, le poëte avec sa plume, le peintre avec son pinceau, le mathématicien avec son compas, l’ouvrier avec sa règle, le soldat avec son fusil, l’officier avec son épée, le paysan avec son vote. Eh bien, j’apporte ma part comme poëte ; ma part, c’est la volonté de bien faire, le mépris du danger, l’espérance de réussir. Je ne me donne pas pour plus que je ne vaux, et, à la rigueur, ne me prenez pas même pour ce que je me donne, mais pour ce que vous m’estimez.

— C’est bien… après le déjeuner, vous aurez votre lettre.

Nous nous mîmes à table.

C’était un esprit charmant que celui du général la Fayette, plein de justesse et de sens, péchant par la bonté, mais non par la portée ; il avait beaucoup vu, et ce qu’il avait vu suppléait à ce qu’il n’avait pas lu.

Jugez ce que c’était pour moi, jeune homme, que causer face à face, pour ainsi dire, avec l’histoire d’un demi-siècle : avec l’homme qui avait connu Richelieu, serré la main du major André, discuté avec Franklin, été l’ami de Washington, l’allié des sauvages du Canada, le frère de Bailly, le proscripteur de Marat, le sauveur de la reine, l’antagoniste de Mirabeau, le prisonnier d’Olmütz, le représentant de la chevalerie française à l’étranger, le soutien de la liberté en