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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 8.djvu/109

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS


CXCIX


Première représentation d’Antony. — La pièce, les acteurs, le public. — Antony au Palais-Royal. — Variante au dénoûment.

L’époque était mal choisie pour la littérature : tous les esprits tournaient à la politique, et l’on voyait l’émeute voler dans l’air, comme, pendant les chaudes soirées d’été, les martinets aux cris aigus et les chauves-souris aux ailes de crêpe.

Ma pièce était aussi bien montée qu’elle pouvait l’être ; mais, à part la dépense de talent qu’allaient faire les acteurs, M. Crosnier n’avait fait aucune dépense : pas un tapis neuf, pas une décoration nouvelle, pas même un salon retouché. L’ouvrage pouvait tomber sans remords : il n’avait coûté au directeur que le temps perdu en répétitions.

La toile se leva.

Madame Dorval, en robe de gaze, en toilette de ville, en femme du monde enfin, c’était une nouveauté au théâtre où l’on venait de la voir dans les Deux Forçats et dans Trente Ans ; aussi ses premières scènes eurent-elles un médiocre succès ; sa voix rauque, ses épaules voûtées, son geste, si familier, que dans les scènes sans passion il devenait vulgaire, tout cela ne prévenait en faveur ni de la pièce ni de l’actrice. Deux ou trois intonations d’une admirable justesse trouvèrent, cependant, grâce devant le public, mais ne l’émurent pas au point de lui arracher un seul bravo.

Bocage, de son côté, on se le rappelle, a peu de chose dans le premier acte : on rapporte évanoui, et le seul effet qu’il ait, c’est, après avoir arraché l’appareil de sa blessure, cette phrase qu’il prononce en s’évanouissant pour la seconde fois : « Et, maintenant, je resterai, n’est-ce pas ?  »

À cette phrase seulement, on commença de comprendre la pièce, et de sentir ce que pouvait renfermer de drame intime un ouvrage dont le premier acte se terminait ainsi.

La toile tomba au milieu des applaudissements.